" Je jure par Dieu tout puissant, de remplir les actes de la profession d'avocat en toute probité et en tout honneur, de garder le secret professionnel, de respecter les lois et de ne jamais manquer de respect et aux tribunaux et aux autorités publiques."

dimanche 15 juin 2008

Dossier Terrorisme

A La Terreur, le mot et la bombe
Le terrorisme, c’est d’abord un mot qui terrorise. Il a une origine précise : la
Terreur lancée par Robespierre en 1793. Le terme fait son entrée dans les
dictionnaires à la fin du XVIIIe siècle pour désigner la propagation de cette Terreur
d’État révolutionnaire à toute la France. Il faut quasiment un siècle pour que
« terrorisme » prenne sa signification actuelle. Elle est presque inverse : la violence
d’organisations clandestines luttant contre l’État par la terreur. Son usage se répand
lentement. Le mot est employé en 1866 pour stigmatiser des violences nationalistes en
Irlande. En 1883 pour dénoncer les activités révolutionnaires en Russie. Dès 1892, la
France connaît une série d’attentats dont ceux de Ravachol et l’assassinat du président
Sadi Carnot. Pour leurs auteurs, il s’agit de « propagande par le fait ». Les « lois
scélérates » de 1893-1894 répriment ces violences. Elles incriminent participation
intellectuelle, incitation, complicité ou apologie des « menées anarchistes », mais tout
cela sans employer la notion de terrorisme. Les journaux de cette époque ne parlent
que d’anarchisme comme projet de « détruire la société ». Au même moment, l’Orim
indépendantiste macédonienne créée en 1893 se reconnaît ouvertement terroriste,
mais cela reste une exception. Rares sont les penseurs politiques qui théorisent le
terrorisme et envisagent froidement le mot et la chose. Mais parmi eux, il y a Lénine et
Trotsky.
Les organisations « terroristes » se présentent plus volontiers comme fraction
armée d’un parti ou armée clandestine, comme un groupe de résistance ou de
libération, comme des combattants ou guérilleros « urbains ». À un journaliste qui
évoquait les attentats aveugles du Hamas et leurs victimes innocentes, un responsable
de ce mouvement, Abdel Aziz Al Ramtisi, ripostait récemment que les
bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale n’avaient pas frappé que des
militaires. S’ils possédaient des F-16 comme les Américains, ajoutait-il, les Palestiniens
se dispenseraient volontiers de se transformer en bombes humaines. Peu après, Marek
Edelman, ancien dirigeant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, a fait scandale en
Israël en adressant un message de paix aux « partisans » palestiniens et en évitant le
mot « terroristes ». De fait, il est difficile de négocier avec des gens qu’on qualifie ainsi.
Les cyniques font remarquer que certains hommes d’État respectés, dont de
Gaulle, Menahem Begin ou Mandela, furent en leur temps considérés comme des
chefs terroristes. Les sceptiques concluent que « les terroristes des uns sont les résistants
des autres ». Ou que le terrorisme, c’est la violence de l’autre, un autre qui, souvent,
n’a pas les moyens de lancer une guerre ou une révolution.
Si le terrorisme est un crime, il faut le définir avec précision. Certains rêvent d’en
faire l’équivalent civil du crime de guerre, pour en faciliter la répression universelle.
Nous en sommes très loin. Aucun réel consensus sur le sens du mot, malgré douze
traités internationaux traitant de divers aspects du terrorisme : piraterie aérienne,
financement… L’ONU n’a jamais réussi à s’entendre sur ce qu’est exactement un
phénomène qu’elle condamne pourtant souvent. Il se trouve toujours des Étatsmembres
pour refuser de qualifier de terroriste tel ou tel groupe qu’ils considèrent
comme un mouvement de libération ou comme anti-colonialiste. D’où blocage du
processus. Avant l’ONU, à l’occasion d’un traité de 1937 qui ne fut guère appliqué, la
Société des Nations, avait péniblement abouti à cette tautologie : le terrorisme, ce
seraient "des faits criminels dirigés contre un Etat et dont le but ou la nature est de
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provoquer la terreur...". Autant dire que le terroriste terrorise. L’usage de ce terme
infamant pose donc des difficultés insolubles, tant que l’on s’en tient à la question de la
Cause dont il se réclame.
Certes, tous les États civilisés combattent les violences que constituent les actes
terroristes, comme poser des bombes, prendre des otages, etc... Ils les considèrent
comme criminelles en tout état de cause et les distinguent des faits de guerre. Pourquoi
donc s’embarrasser de cette catégorie embarrassante de « terrorisme » ? Réponse des
juristes : pour des nécessités de coopération internationale ou d’extradition, pour lutter
contre les financements et relais terroristes, pour organiser l’action des services
policiers ou des tribunaux spécialisés, voire pour identifier non plus des actes, mais des
organisations terroristes.
Certains États, tel le Royaume-Uni depuis 2001, résolvent le problème en
publiant des listes d’organisations qu’ils considèrent comme terroristes. La
Commission Européenne fait de même depuis Juin dernier. Cette méthode est inspirée
de celle des Etats-Unis. Les autorités y. établissent depuis plusieurs années des listes
d’organisations, d’États terroristes, voire d’États ne coopérant pas suffisamment à la
lutte contre le terrorisme (dont notamment la Grèce). Une méthode aussi empirique –
définir les coupables plutôt que le crime - trouve vite ses limites. Dans certaines
nébuleuses, les groupes peuvent changer de nom à chaque attentat. De plus, le choix
des organisations n’est pas neutre politiquement : en 1999 lors des opérations aux
Kosovo, les U.S.A. ont du retirer de la liste honteuse l’U.C.K. Elle était devenue entre
temps leur alliée contres les Serbes. Les partisans de la Grande Albanie s’étaient
transformés en « freedom fighters », des combattants de la Liberté.
Certains États européens, pourtant confrontés au terrorisme depuis longtemps
n’en donnent pas de définition : l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, où existe cependant le
délit « d’association subversive ». Notre pays a préféré faire appel à une notion typique
du droit français, « l’ordre public ». Pour être terroriste, il faut avoir accompli des actes
répréhensibles en eux-mêmes, depuis le meurtre, jusqu’à des délits informatiques. Mais
il faut en plus une condition supplémentaire relative à l’intention de l’auteur : avoir agi
« en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler
gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».
Après une Convention européenne de janvier 2000 réprimant le financement de
« tout acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil... lorsque par sa nature ou par
son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un
gouvernement ou une organisation internationale... », la Commission européenne a
choisi une acception assez proche de celle de la France. Après le 11 Septembre, elle a
considéré comme terroristes treize infractions qui « visent à menacer et à porter
gravement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un
pays ».
Et les U.S.A. ? F.B.I., Département d’État et Département de la Justice
n’emploient pas exactement les mêmes termes, mais leurs définitions se réfèrent toutes
aux notions suivantes : - le terrorisme suppose une violence illégitime ou sa menace – il
vise des fins politiques – il cherche à produire un état d’esprit ou un sentiment de peur
– il a pour but d’exercer une coercition sur des gouvernements et/ou leur population
civile voire d’influencer une politique ou un « public » - il frappe des non-combattants.
Depuis que des attentats ont frappé des G.I. dans des boîtes de nuit ou dans leurs bases
à l’étranger où ils étaient au repos, ce dernier point, la nuance entre « civils » et « noncombattants
», prend tout son sens. Sauf à être en armes et sur un champ de bataille,
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les soldats américains seraient donc considérés comme « non-combattants » et toute
attaque contre eux comme terroriste.
Mais bien sûr d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, chacun est conscient de la
subjectivité de notions comme « menacer l’ordre » ou « influencer un public ».Y
aurait-il des bombes qui troublent gravement l’ordre public, et d’autres légèrement ?
Et les émeutes urbaines ? Certains attentats sont-ils destinés à produire un « état
psychique » de peur et d’autres uniquement à tuer des gens sans les impressionner ?
Les politiques ne trouvent guère de secours du côté des chercheurs avec plus de
cent définitions universitaires recensées du terrorisme. De fait, un pareil phénomène
suppose la réunion d’éléments complexes : des actes de violence, plus les buts
idéologiques de leurs auteurs, mélange de cynisme dans la planification de la terreur et
de foi en une cause, plus le caractère de leurs organisations - clandestines mais vouées
aux actions spectaculaires-, plus leurs buts politiques… Sans oublier le choix des
victimes, tantôt en raison de leurs responsabilités politiques, tantôt, au contraire, pour
leur anonymat même, mais toujours comme substitut de la vraie cible visée : un État,
ou un Système haï. Et, bien sûr, il y a ce fameux impact « psychologique »
caractéristique du terrorisme et qui n’est pas plus facile à définir. Il s’agit, certes, de
faire peur, mais aussi d’humiliations symboliques, de manifestations de puissance,
d’affirmation d’une identité réelle ou mythique, de recherche d’une contagion de la
révolte. Le terrorisme, c’est tout cela à la fois.
Pareille ambivalence le rend aussi difficile à définir qu’à réprimer : il est tout à la
fois un substitut à faible coût de la guerre voire de la guerre civile, et un message que le
terroriste adresse à son adversaire, à son camp, à l’opinion et parfois, pense-t-il, à
l’Humanité ou à l’Histoire. Les anarchistes des années 1890 croyaient que leurs
explosions éveilleraient les exploités et accéléreraient la Révolution. Ben Laden
s’imagine exécuter les décrets divins et frapper les icônes du pouvoir « des Juifs et des
Croisés ». Pour comprendre le terrorisme, il faut d’abord savoir quels symboles et quel
imaginaire traduisent ses actes.
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B Les nouveaux terrorismes
Jusqu’à ces dernières années, il était possible de classer les terrorismes en trois
formes majeures, suivant leurs objectifs politiques.
- Un terrorisme de type révolutionnaire, « vertical ». Des anarchistes de la Belle
Époque aux Brigades Rouges, il se proposait de renverser l’ordre établi par une
stratégie d’ébranlement. Dans cette optique l’acte terroriste doit servir de détonateur à
la mobilisation du peuple et d’accélérateur à la Révolution. L’objectif est de détruire
des institutions.
- Un terrorisme « territorial », indépendantiste ou anticolonialiste, celui de l’IRA
irlandaise, du PKK kurde et de dizaines de mouvements de libération. Il a pour but de
chasser un occupant, ou un groupe allogène. Il s’agit d’une stratégie des coûts, souvent
complémentaire de la guérilla, de la négociation politique et de la pression idéologique
: décourager la puissance « étrangère », lui faire payer sa présence d’un tel prix, en
pertes matérielles et politiques, qu’elle parte ou qu’elle cède. L’enjeu est l’occupation
d’une terre.
- Un terrorisme « instrumental » de pure contrainte et souvent transnational. Il
constitue un élément d’une stratégie de menace et négociation. Elle vise à obtenir un
avantage précis, telle la libération d’un prisonnier, ou encore à contraindre une
puissance étrangère à cesser de soutenir telle faction ou de s’interposer dans tel conflit.
Des actions de ce type, parfois commanditées par un État, ont des objectifs précis. En
France, nous en avons eu la démonstration avec les campagnes terroristes de 1986 –
dont l’attentat de la rue de Rennes - et de 1995 – avec la bombe du métro Saint-
Michel - respectivement liés aux affaires libanaises et algériennes. Il s’agit d’une
relation de coercition, limitée et dans le temps et par leur objet. Ici, le terroriste s’en
prend au détenteur d’une autorité dont il attend une décision, ou au possesseur d’une
ressource, qui peut être l’argent ou l’accès aux médias…
Bien entendu, dans la pratique, ces trois modèles théoriques se mêlent : il est
fréquent que de voir des terroristes exercer un chantage à objectifs limités, mais dans le
cadre d’une lutte de libération nationale, et au nom d’une finalité globale proclamée
comme l’effondrement du capitalisme international.
Longtemps, il était possible de raisonner sur le terrorisme en terme de seuil,
suivant l’idée que des groupes motivés par une idéologie forte décidaient de recourir à
cette forme de lutte pour des buts politiques. Ce passage à la violence armée était
condamnable, mais explicable dans une logique de revendication et de conquête des
esprits ou du pouvoir. Or, de nouveaux phénomènes remettent en cause cette
distinction D’une part de nouveaux types d’organisations recourent à l’attentat et la
terreur pour des fins qui débordent la définition classique de la politique. D’autre part,
il devient de plus en plus difficile de tracer la frontière entre terrorisme et violence
« ordinaire ».
Cette inflation se traduit par l’apparition de types de terrorisme inédits, au moins
dans leurs motivations. Du coup, les chercheurs recourent à une nouvelle
terminologie : terrorisme millénariste, gangsterrorisme, écoterrorisme, terrorisme
« exotique » eschatologique voire « New Age ». Pourquoi pareille floraison ?
Premier élément : les motivations religieuses. La séparation n’est pas nette entre
une organisation, comme le Hezbollah, qui poursuit des buts concrets, la création de
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l’État palestinien, mais au nom de sa foi et, d’autre part, un terrorisme « mystique » tel
celui de Ben Laden qui entend frapper tous les ennemis de Dieu, sans, peut-être,
espérer la victoire ici-bas. Mais que dire du phénomène des sectes ? Ainsi, les motifs de
l’attentat au gaz contre le métro de Tokyo, perpétré par la secte Aum, échappent à
tout esprit rationnel. Son gourou Shoko Asahara tenait un discours où se mêlaient le
culte de Shiva, dieu de la destruction, et d’obscures allusions à Armageddon prises
dans la Bible. Persuadé de l’imminence de la fin du Monde, il aurait, semble-t-il,
décidé d’accélérer les choses en provoquant un maximum de morts.
Cette obsession de l’Apocalypse explique plusieurs vagues de suicides dans les
sectes, mais hante aussi les « milices patriotiques » et les « suprématistes blancs » aux
U.S.A.. Il est convenu de les ranger à l’extrême-droite. C’est vrai si l’on considère que
des gens comme les auteurs de l’attentat d’Oklahoma City qui fit 168 morts en 199
n’aiment ni le Noirs, ni les Juifs, ni les progressistes, ni les mondialistes, ni d’ailleurs
grand monde. Mais ils puisent surtout leur inspiration dans un fatras de littérature
« survivaliste » qui prédit l’effondrement de la civilisation, dans des références
religieuses délirantes identifiant les vrais Américains à une tribu perdue d’Israël et dans
l’utopie des petites communautés sans État et la « résistance sans chefs ». Et que dire
de l’Armée de Résistance du Seigneur, en Ouganda, la Lord’s Resistance Army,
prolongement du « Mouvement du saint Esprit » ? Elle dit vouloir établir un État basé
sur les dix commandements, mais, parallèlement, pratique le pillage ou le kidnapping
et impose par les armes de bizarres tabous inspirés de la sorcellerie : celui, par
exemple, qui condamne l’usage de la bicyclette sous peine de mort !
Même l’écologie, quand elle devient une mystique de l’Environnement, peut
déboucher sur le terrorisme. Des partisans de « l’écologie profonde » ont plusieurs fois
franchi le pas. Dans les années 80, l’association Earth First s’en prenait aux installations
nucléaires ou électriques, à des digues ou à des activités polluantes. Elle professait un
discours radical qui n’envisageait rien moins que la destruction totale de la civilisation
au profit de Gaia, la mère Nature. Théodore Kaczynnski, le terroriste solitaire
surnomme Unabomber qui a sévi de 1978 à 1996, envoyait, lui, des lettres piégées à des
représentants d’une Civilisation Industrielle dont il voulait accélérer la chute.
Curieusement, les plus actifs ou les plus agressifs sont parfois les amis des
animaux. Voir comment l’Animal Liberation Front est passé de la perturbation
systématique des chasses à courre anglaises dans les années 70 aux bombes
incendiaires contre les centres de recherche pratiquant des expériences sur les
animaux. Puis ce furent les attaques informatiques en 1999, et enfin des tentatives
d’empoisonnement de produits alimentaires dans les grandes surfaces.
Même si de tels terrorismes ne se comparent ni moralement, ni stratégiquement,
à celui qui ensanglante le Proche-Orient, le phénomène est révélateur : l’action
violente se met au service de mysticismes, de millénarismes ou d’idéalisme dévoyés.
Mais à l’opposé, le terrorisme devient tout aussi facilement l’instrument de projets
cyniques et intéressés.
De tous temps, les terroristes ont du fréquenter le monde de la pègre, ne serait-ce
que pour se procurer des caches ou des armes, et, pour se financer, ils ont imité ses
méthodes, hold-up et racket. Netchaiev inspirateur des terroristes russes de la fin du
XIXe siècle, fondait de grands espoirs sur les « bandits » en qui il voyait un potentiel de
destruction et les seuls révoltés authentiques. Certains, en France, firent le trajet du
crime à l’anarchisme, comme Ravachol ou la bande à Bonnot.
Ce qui se déroule devant nos yeux dépasse une simple compromission, même au
nom de nécessités tactiques, entre militants et délinquants. Il ne s’agit de rien moins
que de la fusion du monde du crime et de celui des mouvements dits de libération.
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Oublions ce qu’il est pudiquement convenu de nommer la « dérive mafieuse » du
nationalisme corse. Reste qu’un nombre croissant de mouvements terroristes est
impliqué dans l’extorsion, le trafic d’armes ou de drogue. Plus exactement, il devient
difficile de distinguer entre mafias utilisant le masque de la politique et terroristes
devenus mafieux. Lorsque des territoires entiers sont sanctuarisés, c’est-à-dire sous
l’autorité de groupes armés et échappent aux lois nationales et internationales, cela
intéresse les seigneurs de la drogue. C’est ce que démontrent les exemples du
narcoterrorisme du FARC en Colombie, ou les accords passés par le Sentier
Lumineux au Pérou avec les cartels de la drogue.
Où s’arrête l’échange de services mutuels ? Les services en question peuvent
aller, pensent les experts américains jusqu’à la fourniture de matériel atomique aux
terroristes par la mafia russe. Où commence une fusion plus organique ? Dans le cas
de la Tchétchénie ou de l’Albanie, pouvoirs tribaux et mafieux, terrorismes
indépendantistes et brigades internationales de l’islamisme cohabitaient ouvertement.
En sens inverse, il y a quelques années, la Mafia italienne a imité les méthodes
terroristes en s’en prenant à des responsables de l’État ou à des monuments célèbres,
afin d’envoyer un message aux politiques : n’allez pas trop loin.
Le terrorisme était déjà devenu ambigu dans les dernières années du XXe siècle
du fait de son internationalisation croissante. Il devenait difficile de distinguer ce que
dissimulaient certaines phraséologies révolutionnaires : les intérêts d’un État
commanditaire, des haines ethniques... Désormais, dans nos sociétés interdépendantes
et hypermédiatisées, on entre dans le champ terroriste au nom de toutes les idéologies
et de toutes les revendications « identitaires », y compris sexuelles. En Italie un « Front
de libération pédophile » a été démantelé en 2001 au moment où il préparait une série
d’actions terroristes, tandis que l’Angleterre a connu des attentats anti-homosexuels
menés par un isolé. De Dieu au sexe, de la globalisation au sort des souris de
laboratoire, tout se conjugue pour nourrir la folie terroriste.
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C Les racines
L’emploi politique de la terreur est aussi ancien que le pouvoir. Les théologiens
ou les juristes ont réfléchi depuis des siècles sur la légitimité du tyrannicide ou du
régicide. Mais qui sont les premiers terroristes organisés ? Les zélotes ? Cette secte
juive du début de notre ère assassinait occupants romains ou Hébreux trop modérés
avec un poignard court,le sicaria, d’où vient notre mot sicaire. Étaient-ce les Assassins ?
De la fin du XIe au milieu du XIIe siècle, ces shiites, aux ordres du Vieux de la Montagne,
réfugié dans sa forteresse d’Alamut en Iran, exécutèrent nombre de Croisés et de
Turcs seldjoukides sunnites. Ces deux sectes pratiquaient déjà l’attentat suicide. Faut-il
chercher des ancêtres des terroristes dans des sociétés d’initiés exotiques vouées à
l’assassinat, Thugs en Inde, hommes léopards, en Afrique ? Plus près de nous, il y eut
les « charbonniers » européennes du XIXe siècle : ces républicains organisés en
sociétés secrètes luttaient pour les idées libérales et contre l’absolutisme autrichien.
Étaient-ce des révolutionnaires, des comploteurs ou des terroristes ?
S’il faut fixer une date de naissance incontestée au terrorisme moderne, ce sera
1878. Telle est la date de l’assassinat du gouverneur de Saint-Pétersbourg par une
populiste russe du groupe Narodnaia Volia (La volonté du peuple). Les « narodnystes »,
qui, en 1881, réussiront à tuer le tsar Alexandre II et qu’on appelle souvent
improprement « nihilistes », ont inspiré les Démons de Dostoievski.. Toutes les
composantes du terrorisme moderne y sont : la bombe, le pistolet et le manifeste, une
idéologie qui justifie l’assassinat des puissants pour provoquer l’effondrement du
Système, une structure clandestine quasi sectaire, et comme le dit Camus la volonté de
« tuer une idée » en tuant un homme. Les premiers terroristes russes s’efforcent de ne
s’en prendre qu’aux représentants de l’autocratie, voire d’épargner le sang innocent.
On cite souvent Kaliayev, qui, en 1905, au moment de lancer une bombe sur le prince
Serge, préféra y renoncer plutôt que de risquer de tuer les enfants du prince qui
l’accompagnaient Un histoire qui inspirera les Justes de Camus.
Leurs successeurs n’ont pas ces délicatesses. Ce sont certains anarchistes de la
Belle Époque, partisans de « l’action directe », puis les terroristes de la seconde vague
russe, celle des attentats des sociaux révolutionnaires au début du XXe siècle. Les
bombes sautent bientôt dans les cafés, les théâtres et les trains, tuant des femmes et des
enfants. À ce stade, le terrorisme révolutionnaire du tournant du siècle ressemble
encore au prolongement de l’assassinat politique ; ses partisans y voient un préalable à
la Révolution universelle qu’ils attendent pour bientôt.
Différents par leurs motivations identitaires, mais aussi plus proches de la guerre
ou de la guérilla par leur forme, sont les premiers terrorismes nationaux ou
indépendantistes. Ainsi, l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne
(O.R.I.M) fondée en 1893 contre l’occupation ottomane, tente d’internationaliser le
conflit et de radicaliser les relations entre les communautés. Elle enlève des
Occidentaux, et suscite des insurrections nationales. En 1903, elle proclame même une
très éphémère République de Krouchevo, vite réprimée.
Dans les Balkans, d’autres groupes indépendantistes recourent à la violence
clandestine contre des occupants étrangers et les Empires, quitte à chercher des
soutiens de l’autre côté des frontières. Ainsi, l’organisation « Jeune Bosnie »,
responsable de l’attentat de Sarajevo en 1914, était commanditée par la Serbie. De son
côté, l’I.RA. s’organise sur un modèle d’armée clandestine et se manifeste à visage
découvert lors des Pâques sanglantes de Dublin en 1916.
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Anarchisme, indépendantisme, anticolonialisme, attentats aveugles, utilisation de
relais idéologiques et des médias pour la propagande, mais aussi liens avec des
internationales, des services secrets, des États terroristes : tout a été inventé avant la
Première Guerre mondiale de ce qui caractérise le terrorisme jusqu’au 11 Septembre
2001. Sauf l’idée de faire une « Guerre Globale à la Terreur » !.
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D Le futur : moyens et limites du terrorisme
La panoplie des terroristes se limita longtemps au poignard, au pistolet ou aux
machines infernales bricolées. En 1800, celle de la rue Saint Nicaise, destinée à
Napoléon I°, était à poudre ; elle fit quatre morts mais elle manqua sa cible. La
puissance de la nitroglycérine, avec la dynamite puis celle des détonateurs - avec la
nitrocellulose, inventions des années 1860-1870 -, offrent une capacité de destruction
supérieure et une meilleure chance de s’éloigner des lieux de l’attentat. Résultat : les
premiers attentats « aveugles » frappent des dizaines d’innocents. Une bombe
anarchiste fait 22 morts en 1893 au théâtre Liceo de Barcelone. Les explosions
meurtrières se multiplient dans les lieux publics et les transports durant la vague
terroriste russe du début du XXe siècle.
Les « progrès» techniques du terrorisme touchent l’armement - fusils
automatiques, roquettes, explosifs - mais ils se traduisent surtout par l’exploitation des
technologies typiques de la mondialisation : moyens de transport, avec les
détournements d’avion et médias, avec les prises d’otage qui mobilisent la télévision
dès les Jeux Olympiques de Munich en 1972 .
Après le 11 Septembre 2001, le prochain saut technologique sera-t-il le passage
aux armes de destruction massive (Weapons of Mass Destruction)? George W. Bush l’a
évoqué lors du dernier sommet du G8 et l’idée obsède tous ceux qui s’occupent de
contre-terrorisme aux U.S.A.. Cela justifierait des opérations militaires préventives
contre les États qui tenteraient de se doter de telles armes, comme l’Irak. Mais surtout
cette hypothèse ferait du terrorisme le successeur ou le substitut de la guerre, en termes
de destructivité physique et plus seulement d’impact psychologique. C’est ce que
reflète l’expression « Guerre au terrorisme ». De telles armes sont soit nucléaires
(bombe « sale » et peu sophistiquée qui produirait une forte contamination radioactive
à défaut d’une explosion puissante), soit biologiques (propagation de toxines et virus,
anthrax, peste ou encore bruxellose pour ne s’en tenir qu’aux moyens les plus connus),
soit enfin chimiques. Dans ce dernier domaine, la liste est, une fois encore, vaste et les
exemples nombreux. Ils vont de l’usage du sarin par la secte Aum au cyanide cher aux
séparatistes « Tigres » Tamouls.
Désormais, personne ne doute que des terroristes puissent se procurer le matériel
nécessaire, qu’il s’agisse de bacilles ou de plutonium, soit via un État sponsor, tel l’Irak,
soit par une quelconque source criminelle. La discussion porte maintenant sur leur
capacité d’en contrôler les effets. Certes, les tentatives répertoriées jusqu’à aujourd’hui
ont eu moins d’impact que les bombes du terrorisme « classique ». Pour combien de
temps ? À en croire les enquêteurs, le « taliban américain », le membre d’Al Qaeda
arrêté à Denver, préparait une bombe atomique « sale », mais aussi l’empoisonnement
de réserves d’eau sur le territoire américain.D’autres investigations ont révélé que des
groupes ou de sectes stockaient des produits chimiques mortels ou des bacilles voire
qu’ils cherchaient à se procurer des déchets radioactifs : Aum au Japon, mais aussi
l’Ordre du Soleil Levant et le Pacte de l’Épée et du Bras, deux groupes américains
d’obsédés de l’Apocalypse.
Il y a donc montée en puissance, au moins virtuelle, du terrorisme. Il était
considéré jusqu’à présent comme conflit de « faible intensité », comme disent les
stratèges. Il se pourrait que le terrorisme ne s’étende pas moins « par le bas ». Il
faudrait alors en envisager banalisation : un recours de plus en plus fréquent à une
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violence quasi, pré ou para terroriste, à l’occasion d’une multitude de conflits aux
motivations idéologiques diverses.
Après le 11 Septembre 2001, la Commission Européenne s’est divisée, lors de la
discussion d’une décision-cadre sur le terrorisme : une définition trop large risquait,
objectaient certains participants, de criminaliser des luttes sociales ou les débordements
qui accompagnent les manifestations anti-mondialisation. Certes, il y a une différence
entre la violence des « Black blocks » qui recherchent l’affrontement avec la police au
cours des grands rassemblements contre le G8 et le « vrai » terrorisme : lancer un
cocktail Molotov ce n’est pas commettre un attentat-suicide. Démonter devant la
presse un Mac Donald comme José Bové, ce n’est pas le faire sauter avec une bombe
comme les autonomistes bretons et tuer, même involontairement, un employé. Mais là
encore, les frontières sont poreuses. Les criminologues Xavier Raufer et Alain Bauer
brisent un tabou en suggérant que la violence des banlieues servira demain de terreau
à de groupes islamistes armés comme celui de Roubaix, détruit en 1996, et qui oscillait
entre terrorisme et banditisme. Par ailleurs, les luttes syndicales respectèrent longtemps
l’outil de travail, or, depuis deux ans, les cas de menaces de sabotage de l’entreprise ou
de pollution délibérée se sont multipliés : brasserie Adelshoffen, filature Cellatex, usine
de Moulinex. La ligne rouge qui sépare activisme de terrorisme pourrait se révéler
aussi ténue que celle qui sépare le terrorisme de la guerre.
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E Djihad dans le cybermonde
Faut-il avoir peur du cyberterrorisme ? Ricanements dans des revues d’Internet
(comme Transfert en France) : elles ironisent sur les dizaines fausses alertes diffusées
depuis 1998, date de la création, sous Clinton, du National Infrastructure Protection Center,
afin de prévenir de telles « cyberattaques ». Doute chez les experts, tels le Commissaire
Daniel Martin en France, auteur d’un manuel sur le cybercrime, et Dorothy Denning
de Georgetown University. Invocations répétées par l’administration américaine, de la
menace d’un « Pearl Harbour électronique ». Ainsi, en Juin 2002, le Washington Post
parle d’infiltrations suspectes depuis des pays islamiques et via Internet sur des
ordinateurs de distribution d’eau, d’électricité ou du gaz, et autres « infrastructures
vitales ». Du coup, on reparle d’une « cyberacadémie de la Terreur » au Pakistan où
les partisans d’Al Qaeda se seraient formés au sabotage cybernétique. Richard Clarke,
chef du Bureau de Sécurité du Cyberespace, un des rouages essentiels du Bureau de la Sécurité
du Territoire créé après le 11 Septembre, croit au danger dur comme fer. Il place le péril
cyberterroriste sur le même plan que le recours aux armes de destruction massive
(biologique, nucléaire ou chimique). Une poignée d’informaticiens au service de ben
Laden peuvent-ils plonger dans le chaos nos sociétés si dépendantes de l’informatique?
Des scénarios évoquent la prise de contrôle à distance d’ordinateurs sur le territoire
U.S. Le but : saboter les transactions financières ou le trafic aérien, bloquer les
communications, effacer des mémoires, changer à distance la composition chimique de
produits alimentaires dosés par ordinateurs, et tout ce que peut suggérer une
imagination perverse. Que croire ?
Ben Laden dans une interview au journal Ausaf a évoqué en Novembre 2001 les
« centaines d’islamistes ingénieurs en électronique » qui lutteraient à ses côtés. Encore
faudrait-il évaluer la capacité technologique de l’organisation autrement par les appels
au « cyberdjihad » d’une « Garde de fer » propalestienne au nom ronflant ou ceux
d’Omar Bakri Mohammed, chef d’un groupe proche d’al Qaeda. Sans parler des récits
fantaisistes qui décrivaient des salles entières d’ordinateurs dans ses cavernes
d’Afghanistan. Il faudrait surtout s’entendre sur ce qu’est le cyberterrorisme.
Les islamistes, comme tous les réseaux activistes internationaux y compris les
défenseurs des droits de l’homme en Chine, envoient des messages codés via Internet.
Sporadiquement les services américains lancent des alertes sur la base de
communications interceptées. Or les moyens de l’intelligence électronique high tech
n’ont abouti à rien de concret jusqu’à présent.et on le leur reproche assez aux U.S.A.
Certes, Richard Reid, le terroriste à la chaussure explosive du vol Paris-Miami passait
ses journées dans un cybercafé parisien. Certes, il a été répété qu’al Qaeda utilise la
stéganographie (l’art de dissimuler ses messages sous forme de minuscules pixels
invisibles à l’oeil nu sur des sites Internet publics). Mais la faculté qu’ont les islamistes
de communiquer clandestinement peut aussi s’expliquer parce que leurs réseaux sont
composés de gens qui se connaissent, emploient la même langue et les mêmes
références, ..
Nul doute non plus que ces terroristes ne s’expriment sur la Toile, soit sous leur
nom, soit à travers des organisation « amies ». Ainsi, la télévision Al Jazira a pu
télécharger le 23 Juin l’interview d’Abou Gaith, porte-parole d’Al Qaeda, via le Centre
des Études et des Recherches Islamiques De tels sites subissent régulièrement des
attaques informatiques qui les obligent à changer d’adresse Internet. Ce fut le cas pour
afghan-ie.com et taleban.com. D’autres ont été fermés par leurs hébergeurs comme
azzam.com et qoqaz.net. Mais les nouvelles adresses sont vite connues, ne serait-ce par
13
le think tanks américaines qui en publient la liste. Mais, là encore, rien d’exceptionnel : il
y a tout aussi bien des centaines de sites de « suprématistes blancs » et de terroristes de
tout acabit voire des pages donnant des recettes de fabrication de bombes. Pour
autant, personne n’est devenu terroriste en surfant sur la Toile. Et il s’agit là de
propagande, pas d’action.
La vraie frontière du cyberterrorisme est celle qui sépare le hacktivisme de vraies
attaques engendrant morts ou chaos. « Hacktivisme » : le mot est formé par le mélange
d’activisme et de hacker, pirate informatique. Ce terme donc désigne l’usage de moyens
de perturbation électronique contre des sites d’organisations ou d’administrations
idéologiquement ennemies : prélever ou changer des données, infecter par des virus
informatique ou, simplement rendre inopérant un site par un « déni d’accès », qui le
sature de demandes. Cette vaste gamme d’actions va du graffiti protestataire déposé
sur une page Web, de la rumeur malveillante ou de la pétition électronique à de
véritables dommages en termes de désordre organisationnel ou financier.
Les conflits tamouls ou au Timor, l’action des zapatistes des Chiapas, la guerre
du Kosovo en 1999 ou la seconde Intifada ont systématiquement suscité des
« cyberattaques », visant, suivant les cas, des ambassades de Sri Lanka ou d’Indonésie,
l’Otan, des médias pro ou anti-serbes, un fournisseur d’accès israélien ou le Hezbollah,
... Encore faut-il noter – que ces attaques ont fait, au pire perdre du temps ou du
prestige à leurs victimes, - qu’elles émanaient d’internautes, certes idéologiquement
motivés, ou de groupes de hackers aux noms folkloriques («Blondes de Hong Kong » contre
la Chine populaire ou Legion of Underworld contre l’Irak) mais pas de vrais terroristes –
qu’elles n’ont changé ni le sort d’une guerre, ni celui d’un sommet sur la
mondialisation.- que le processus frappe autant États ou organisations terroristes que
leurs victimes et qu’il est aussi bien employé contre une multinationale que contre
l’ETA – et enfin que ledits dégâts ont toujours été réparées assez rapidement.
Le véritable cyberterrorisme qui tuerait ou provoquerait des dommages
matériels graves reste hypothétique. Bien des arguments militent en sa faveur, du point
de vue des terroristes : son faible coût, l’impunité puisqu’on agit à distance, Des études
américaines sur l’accroissement des attaques informationnelles, de tous ordres, et sur la
vulnérabilité avérée des systèmes de protection devraient d’ailleurs l’y encourager, tout
comme les exemples de virus informatiques qui coûtent parfois des millions d’euros.
Mais nul n’a jamais expérimenté une attaque concertée qui, par exemple, porterait
simultanément sur les circuits financier, les transports, les réseaux publics. Personne ne
connaît ni la capacité de diffusion du chaos qui en résulterait ( y compris pour des pays
ou des fonds « amis »), ni la capacité du système à réparer les dégâts. De plus, une
panique boursière ou la perte d’archives n’apportent pas à leurs auteurs les mêmes
satisfactions spectaculaires ou symboliques qu’un attentat suicide dont les images
répandent littéralement la terreur. Paradoxalement, un kamikaze est peut-être plus
« rentable » et moins cher pour le terroriste qu’une offensive électronique. À moins de
voir la technologie de nos sociétés dites de l’information devenir la meilleure arme de
leurs adversaires.
14
OUSSAMA, L’OUMMA, LES MEDIAS
(publié dans Les dossiers secrets d’al Qaeda, livre collectif du CF2R. Eyrolles 2004)
Le diplomate américain Richard Holbrooke se demandait: «Comment se fait-il
qu’un type dans une caverne puisse gagner la bataille de la communication contre la première société de
l’information au monde?»[1]. Le type en question s’est fait metteur en scène de
l’événement le plus filmé de l’histoire, le 11 Septembre. Il est vedette d’un feuilleton où
les cassettes scandent ses réapparitions sporadiques. Son visage est reproduit à un
nombre d’exemplaires que seules surpassent les icônes de Che Guevara. Bref,
Oussama ben Laden apparaît à beaucoup comme un grand communicateur capable
d’employer contre l’Occident l’instrument sur lequel celui-ci comptait pour séduire le
reste du monde: ses écrans.
Il est tentant de pousser le paradoxe plus loin: ainsi les spécialistes du
renseignement auraient donné à al Qaeda le nom de code de «Disneyland»[2].
Comme Disneyland l’organisation possède des succursales indépendantes dans le
monde entier. Et, comme à Disneyland le personnel porte des masques et emprunte
des identités[3].
Stratégies et complicités
La crainte de voir le terrorisme-spectacle combattre la société du spectacle par
ses propres armes n’est pas nouvelle. La métaphore du judo est souvent employée: le
terroriste retourne la force des images et les moyens de communication de l’adversaire
contre lui. À ce compte, le porte-parole d’al Qaeda mérite certainement une ceinture
noire à plusieurs dans.
Dans les années 70 ou 80, la même idée était formulée de façon plus
sophistiquée, avec la théorie dite de la relation symbiotique[4]. L’idée était la suivante:
entre complicité objective ou addiction, groupes terroristes et moyens de
communication de masses ont des intérêts objectifs communs. Ils s’encouragent
mutuellement à une escalade spectaculaire. Les premiers recherchent un écho
maximum pour leurs actions, les seconds sont friands de la dramaturgie des attentats,
d’où nouvelles de scénographies de violence et ainsi de suite… Certains soupçonnaient
même un lien de causalité: la recherche de l’écho maximal aurait encouragé le passage
de l’activisme politique à la lutte armée. La scène médiatique portait la responsabilité
d’une escalade exhibitionniste et sanguinaire de la terreur. Or le phénomène s’inscrit
dans une durée plus longue encore: celle de la transformation parallèle des médias et
du terrorisme à chaque époque
Dans la dernière décennie du XIXe siècle, quand la France craignait les bombes
anarchistes, les fameuses «lois scélérates»[5] incriminaient la presse: il s’agissait de
réprimer la complicité intellectuelle avec le terrorisme voire son apologie. À la fin du
siècle suivant, c’est la contagion des images qui suscite toutes les inquiétudes,
indépendamment de la façon dont les présentent les médias (médias que les terroristes
15
considèrent facilement comme «complices du Système»). De la propagation plus ou moins
volontaire d’idées subversives à celle d’images fortes, dotées d’une puissance panique
intrinsèque, les médias sont toujours pensés comme les dupes des terroristes. Sa
logique type telle que la définissait Raymond Aron – rechercher un impact psychique
supérieur à son impact physique – suppose ainsi la maîtrise des stratégies de diffusion.
Judo, chambre d’écho, symbiose, visibilité et dramatisation, effet panique,
aucune de ces notions n’est fausse pourvu que l’on précise ce que l’on entend par
«communication» terroriste. Quel en sont le but et le contenu? Un sentiment,
précisément l’état de terreur qu’est censé éprouver le public ou l’adversaire?
L’encouragement ou la radicalisation de son camp? Une revendication ou d’une
menace? Le discours idéologique qui inspire l’action? La publicité d’une cause ou
d’une organisation? Tout cela s’enchevêtre.
Par définition, l’organisation terroriste accomplit des actes (disons des attentats) à
qui elle attribue une double valeur. D’un côté, ils représentent une charge destructive
(un terroriste qui ne tuerait, ne blesserait personne, ni ne démolirait rien, serait un
bavard). De l’autre, leur violence doit produire du sens: si elle ne visait qu’à un effet
purement «militaire» (affaiblir les forces ennemies) et non symbolique, elle deviendrait
guérilla ou guerre de partisans.
Entre le pôle ravage et le pôle message, toute la variété des pratiques terroristes
qui ne peuvent certainement pas être ramenées à un modèle unique. Le rapport inédit
qui s’est instauré entre la nébuleuse qu’il est convenu d’appeler al Qaeda et des médias
ne peut se comprendre que par référence à tout cet arrière-plan historique.
Qu’est-ce qu’un message terroriste?
Première remarque: si l’assassinat politique existe depuis toujours, le terrorisme,
entendu comme activité planifiée et violente d’un groupe clandestin poursuivant des
objectifs politiques, a une histoire beaucoup plus récente: elle coïncide avec le
développement des moyens de communication de masses. Le nihilisme russe est lié à la
presse clandestine[6]. L’anarchisme Belle Époque et sa «propagande par le fait», aux
feuillets militants et à la presse à grand tirage. Les luttes anticolonialistes à la radio qui
porte les appels à la révolte jusqu’au fond des villages. Mais la prise d’otage des Jeux
olympiques de Munich en 1972 ouvre une ère nouvelle: celle de la relation entre
télévision en mondovision et des causes transnationales comme celle des Palestiniens. Il
a même été dit que si les membres de l’OLP qui ont attaqué les athlètes israéliens et se
sont adressés à la presse en 1972 avaient été mieux rasés et avaient parlé un anglais
correct, leur cause aurait progressé bien plus vite. Dès qu’apparaissent les possibilités
d’expression - nouveaux médias cassette vidéo, CD Rom, Internet, ou télévision
satellitaire - elles trouvent vite preneur, notamment chez les islamistes[7] capables de
concilier idéologie archaïque et technologie moderne.
Existe-t-il des «catégories récurrentes», des «figures» du terrorisme, comme on
parle de figures de style de la rhétorique? Des types de discours ou de comportements
qui lui soient inhérents et qui se retrouvent chez ses pratiquants de toutes les époques
et de toutes les idéologies?
16
Pour en juger, la notion d’impact maximum ne suffit pas. Certes le terroriste
suivant le principe bien connu «ne veut pas que beaucoup de gens meurent, mais que
beaucoup de gens écoutent». Certes, ceux qui posent des bombes, tuent des gens
célèbres ou détournent des avions, ne s’attendent certainement pas à ce que la chose
passe inaperçue. Mais c’est le contenu qualitatif de leur message qui nous intéresse
davantage[8].
Tout groupe terroriste doit transmettre son identité «réelle» ou
organisationnelle (celle qui lui permet de perdurer en tant que groupe soumis à des
pressions qu’ignorent les autres organisations: danger, secret, risque de trahison). Cela
peut se concrétiser par la «signature», de l’attentat. La concurrence des groupes ou la
prolifération de la désinformation peuvent susciter des procédures compliquées
d’authentification: en laissant un indice sur place, en révélant un détail que personne
ne connaît, le terroriste peut éviter qu’un parasite ne lui vole son acte (les groupuscules
corses semblent assez inventifs en ce domaine). Mais l’identité est aussi quelque chose
qui doit se transmettre à l’intérieur même du groupe. Tout cela peut demander des
serments, des rites, de la discipline, des croyances explicites ou implicites. Cas limite: la
dérive sectaire avec gourou ou prophète, séparation du monde extérieur ou code de
vie prenant à rebours les valeurs sociales ordinaires. Même des groupes marxistes
comme l’armée rouge japonaise ou les F.A.R.C. colombiens ne sont pas à l’abri.
Mais il y a aussi et surtout une identité symbolique: le groupe terroriste parle
toujours au nom d’un sujet historique qui le dépasse: la Nation, les opprimés, les vrais
croyants, l’Oumma, voire - dans le cas bizarre du terrorisme écologique - la Nature.
C’est là la source de ce qu’il considère comme sa légitimité. Elle lui permet de ne pas
respecter la légalité de l’État qu’il combat.
Le message terroriste a des caractéristiques très précises: il a plusieurs
destinataires. Il y au moins l’ennemi, ses alliés potentiels et le public, le monde ou les
générations futures en général, - il couvre un très vaste registre qui va de l’expression
pure et simple («voilà qui nous sommes, nous existons, nous ne supporterons pas plus longtemps,
nous crions notre révolte») à la négociation. Enfin, il doit toujours cheminer par des voies
détournées. Souvent même, il doit passer un marché implicite avec les médias: «Nous
vous fournissons de l’événement, donnez nous de l’écho. Voici du spectacle, donnez nous des
réceptacles.». Bref, son message publicitaire et sa catéchèse passent surtout par deux
voies:
- La cible: un tel représentait les forces de la répression, tel autre, l’occupant
étranger, cet acte était une réappropriation, un jugement, un châtiment, un
avertissement. Même la fameuse victime innocente du terrorisme porte un
avertissement: «nul n’est innocent, personne n’est à l’abri; vous êtes tous, que vous le vouliez ou non,
partie prenante à notre lutte». Dans le terrorisme la victime incarne toujours un principe
beaucoup plus général. Un petit fonctionnaire paie pour l’État, un patron pour le
capitalisme, un colon pour l’impérialisme ou un touriste en boîte à Bali pour la
débauche de l’Occident, suivant les cas.
- Le commentaire destiné à expliquer l’acte: parfois quelques lignes, parfois
des romans-fleuves (voir l’incroyable logorrhée des Brigades Rouges) mais il peut aussi
s’adapter aux technologies de la télévision ou du Net pour passer entre les mailles du
filet adverse. Un discours de persuasion ou de prédication se greffe ainsi sur l’action
17
elle-même. Le commentaire peut en outre contenir une menace («quittez notre terre»,
«libérez nos camarades ou nous poursuivrons la série des attentats», par exemple), un effet
d’annonce («ce n’est qu’un début…») et plus généralement une révélation de l’objectif
politique poursuivi.
Enfin il y a une dernière dimension du terrorisme qui est la simple publicité, la
«réputation» de son action. De son ampleur dépend le fameux «impact
psychologique»: sentiment de peur répandu dans la population ou chez les dirigeants
jusqu’à ce qu’ils cèdent, propagation du désordre et de la panique dans le système
adverse, provocation qui le poussera à la faute (telle une répression maladroite) et
révélera sa «vraie nature», mobilisation et radicalisation des sympathisants éventuels,
découragement et divisions des alliés de l’adversaire, En ce sens la proclamation
terroriste, par les bombes ou par le verbe, instaure chaque fois un rapport nouveau de
forces et de connaissance.
Faire mourir et faire savoir
Cette grille à multiples entrées suggère déjà plusieurs types de relations
envisageables entre l’acteur terroriste et les médias.
- Le premier cas peut être celui de l’indifférence. Soit parce qu’il estime que
l’acte terroriste porte sa justification en lui-même (il plaît à Dieu, par exemple), soit
parce qu’il croit agir en état de contrainte ou de légitime défense, soit enfin parce qu’il
obéit à une croyance apocalyptique, comme la secte Aum, le terroriste peut ne pas se
préoccuper du «marketing» de son action et ne l’accompagner d’aucun discours.
- Seconde hypothèse: le terroriste ne se soucie des médias de masses qu’autant
qu’ils rapportent la nouvelle de son action: il compte sur ses propres canaux pour
véhiculer le message explicatif. Ils peuvent être discrets, particulièrement dans le cas du
terrorisme dit instrumental. Il est souvent au service d’une puissance étrangère,
cherchant à exercer une contrainte sur un gouvernement par bombes interposées. Il
suffit que ce dernier reçoive le message: remboursez votre dette, libérez nos
prisonniers, cessez d’aider tel État tiers, sinon nous multiplierons les attentats qui
frapperont votre population. Variante: le groupe terroriste relativement indifférent à ce
que dit de lui la presse ennemie, «contrôlée» ou «pourrie» compte sur ses propres réseaux
pour toucher son public, le seul qui l’intéresse vraiment: les prolétaires, les membres
d’une ethnie ou d’un groupe, les vrais croyants.
- Troisième configuration: le terrorisme intègre la réaction des médias dans ses
plans. Il rentre alors dans le jeu de la signature, de la revendication plus ou moins
explicite, du discours explicatif et de la scénarisation. Il repense la logique de
l’événement -quand frapper, qui, comment programmer la fréquence, le crescendo ou
la date des interventions – en fonction d’impératifs d’urgence, de concurrence des
nouvelles, de contexte, de mise en scène propres à la sphère médiatique.
Bref il lui faut presque faire du «media planning» quand il programme ses
attentats. La stratégie devient doublement indirecte: frapper l’adversaire à travers des
cibles représentatives, mais aussi employer une rhétorique détournée afin de délivrer le
18
message voulu. Il faut s’exprimer à travers des canaux que le terroriste ne contrôle pas
et se confronter à des systèmes d’interprétation qui ne sont pas ceux de «l’émetteur».
Pour être exhaustif, il faudrait aussi envisager deux cas-limites : celui où l’acte
terroriste n’aurait pour fin que l’accès aux médias et celui, symétrique, où le terrorisme
ne serait qu’une création médiatique. Le premier cas serait assez bien illustré par
Théodore Kaczynnski, le solitaire surnommé Unabomber. De 1978 à 1996, il envoyait,
des lettres piégées, notamment aux journaux, dans le seul but de faire publier ses
diatribes écologiques. Pour le second cas, le seul exemple que nous puissions citer, sans
risquer un procès, est emprunté à la fiction. Dans le film de Sidney Lumet, Network,
une chaîne de télévision emploie en sous-main un groupuscule qui lui fournit de
l’attentat, donc de l’audience, à la demande.
La guérilla du faux
Ces grilles ainsi posées, peut-on discerner dans l’action d’al Qaeda une logique
médiatique qui reflète sa spécificité stratégique ou idéologique? Ou pour élargir la
question: la mouvance djihadiste représente-t-elle quelque chose de radicalement
nouveau par rapport à la vieille «propagande par le fait»?
Première caractéristique d’al Qaeda: sa façon de gérer sinon ses droits d’auteur,
du moins sa signature. Pour une large part, ceci reflète l’ambiguïté de la nature même
de l’organisation D’autres en traiteront ici avec plus de pertinence: organisation,
nébuleuse, «franchise», mythe médiatique… La désignation al Qaeda recouvre suivant
le cas une structure quasi sectaire autour de chefs historiques (dont ben Laden n’est pas
forcément le principal), des organisations relativement autonomes mais s’associant
pour des objectifs communs et «mutualisant» une part de leur expertise et de leur
intendance, et enfin des djihadistes, chacun impliqué dans sa lutte endogène mais se
réclamant de cette appellation globale et symbolique[9], pour des raisons quasi
publicitaires.
Ainsi, que faut-il vraiment entendre par «un attentat commis par al Qaeda»? Les
critères ne sont pas ceux qui permettent de dire que telle bombe humaine dans un
autobus israélien appartenait au Hezbollah ou au Hamas. Des commentateurs
annoncent toute les x semaines un tournant dans la stratégie d’al Qaeda, suivant qu’un
attentat suicide atteint une organisation internationale, des ressortissants de telle
nationalité en Irak, en Turquie, en Arabie Saoudite ou ailleurs. Ils supposent peut-être
une volonté délibérée là où il y a des initiatives concurrentes, au calendrier aléatoire. Il
se pourrait aussi que la mouvance djihadiste frappe parfois où elle peut quand et où
elle est prête, même s’il est avéré que certaines actions ont parfois été prévues des
années à l’avance.
L’effet de confusion se renforce souvent de l’effet de soupçon: qui aurait intérêt à
agiter ici ou là le spectre d’al Qaeda? Comment interpréter, par exemple,
l’information publiée assez discrètement par la presse en novembre 2003, et suivant
laquelle «al Qaeda a démenti être l’auteur des attentats de Riyad»[10]? Ou la façon dont un
certain Abu Abdul Rahman Al-Najdi, se disant membre d’al Qaeda informe al
Arabiya que son organisation n’avait rien à voir avec l’attentat contre le mausolée
chiite de Nadjaf (Irak) en août 2003[11]? Ou, au contraire, la manière dont, en
19
décembre 2003, un quotidien du soir, informé par sources anonymes U.S., annonce
que les Américains ont arrêté en Irak plus de trois cent «Arabes». Tel est le surnom des
djihadistes étrangers qui viennent combattre «les croisés» en Irak, et dont certains
seraient passés autrefois par l’Afghanistan des talibans). Le bruit court aussi qu’il y a
sans doute bien davantage de terroristes de la mouvance al Qaeda dissimulés sur place.
Selon quel critère juger du rattachement à al Qaeda d’un membre d’Amsar-al-islam
ou de «l’armée de Mahomet»?
Le soupçon de manipulation devient systématique. Chacun se souvient des
interrogations qui entourèrent la fameuse cassette dite du «pistolet fumant» fort
opportunément retrouvée en Afghanistan par les Américains en est le meilleur
exemple: l’émir commentait la performance du 11 Septembre avec un visiteur, comme
des supporters de football refaisant le match. Ils se remémoraient leurs rêves
prémonitoires en se récitant des poèmes. De multiples «démonstrations» que la
cassette était un faux grossier (le nez de ben Laden n’était pas de la bonne longueur, tel
plan de coupe était suspect…) ont continué à circuler, même si, sur le fond, rien de ce
que disaient les interlocuteurs ne contredisait les autres messages de ben Laden.
Plus étrange, le cas d’une interview d’un certain al-Asuquf publiée par Asia
Times Online le 14 Novembre 2002, prétendument de source al Jazira. Al-Asuquf se
présentant comme le numéro trois d’al Qaeda donnait des détails chiffrés sur
l’organisation et surtout annonçait que le 11 Septembre «n’était qu’un début» au regard
des opérations en préparation. Il évoquait notamment avec les sept têtes nucléaires
déjà entrées sur le sol américain et prêtes à toucher leurs objectifs. Il se révéla par la
suite qu’al Jazira n’avait jamais interviewé ce personnage dont le nom lu à l’envers
(fuqusA phonétiquement: fuck USA) aurait dû alerter. Mais la frontière entre le vrai, le
faux, la désinformation et le simple canular ne sont pas toujours d’une clarté
aveuglante. Et nous n’ouvrirons pas le très riche dosser des rumeurs et théories
conspirationnistes se rapportant au 11 Septembre lui-même :
- il n’y avait pas de juifs parmi les victimes des Twin Towers,
- aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone,
- les prétendus kamikazes censés précipiter les avions sur les tours, sont toujours
vivants
- les avions étaient télécommandés
- si vous regardez les photos des tours en flamme, vous voyez le visage du diable
- les services secrets U.S. étaient parfaitement au courant...
Chacune de ces thèses est appuyée sur une contradiction, réelle ou supposée
dans la «version officielle» ou sur une présumée impossibilité technique trouve
preneur, voire des centaines de milliers de lecteurs pour le découvreur de ladite
impossibilité manifeste...
Cette situation reflète le scepticisme d’une part du public, ce que nous avons
appelé la «mentalité X files» («la vérité est ailleurs»). Elle prédispose à tout croire, surtout
à une histoire de complot véhiculée par une rumeur, mais surtout pas ce que racontent
les grands médias. Mais le succès des versions alternatives de la réalité se nourrit de
l’ambiguïté foncière des messages d’al Qaeda. Ils se placent dans un registre où la
notion même de «revendiquer» une action n’a sans doute pas le même sens que pour
nous. Si l’on s’en tient à la source la plus accessible, des messages écrits ou prononcés
par ben Laden lui-même, ils fourmillent en formules indirectes. Ainsi, dans son appel
20
diffusé le 11 Février 2002[12], il déclare que «Des moudjahiddines utilisant des avions de
l’ennemi ont mené une belle opération audacieuse et dont l’humanité n’a jamais connu d’égale», et « Ils
ont ainsi détruit les idoles (le World Trade Center) des États-Unis, touché de plein fouet le Pentagone
et l’économie américaine, jetant l’orgueil de l’Amérique dans la boue» mais ne dit pas
explicitement qu’ils agissaient sur ses ordres.
Dans un autre texte, dit «Déclaration d’al Qaeda à l’Ouma islamique, à l’occasion du
premier anniversaire de la nouvelle guerre de croisade américaine» (comprenez: celui des attaques
contre l’Afghanistan du 7 octobre 2001), se retrouve un panégyrique des auteurs de
l’attaque contre les Twin Towers, ou de ceux d’un attentat au Koweït, parfois désignés
nommément. Dans d’autres textes alternent des remerciements prodigués à Dieu pour
ce succès – le 11 Septembre est souvent désigné comme «le jour béni» - et des appels à
prendre en exemple ces jeunes gens, «la conscience de l’Oumma»[13] mais jamais une
phrase disant exactement qu’al Qaeda a ordonné ces actes. Mais il est évident qu’elle
les approuve et en a eu une connaissance préalable. Ben Laden lui-même précise[14]
qu’il n’existe pas d’organisation spécifique du nom d’al Qaeda, et rappelle que cette
désignation renvoie à une «base» d’entraînement autrefois utilisée par les djihadistes
dans le Panshir. Le désir d’effacer son action derrière la volonté divine et son
organisation derrière une entité spirituelle - la communauté des croyants- ne peut
s’expliquer par le seul désir de créer la confusion chez l’adversaire. Ce phénomène
nous renvoie plutôt à la quête de l’identité mythique signalée plus haut. Les djihadistes
se pensent moins comme acteurs que comme agis par des forces qui les dépassent,
volonté divine, conscience communautaire des musulmans.
Mises en image
Ce constat nous renvoie directement à la seconde caractéristique: le «style» ben
Laden. Il est difficile à bien apprécier, dans la mesure où les versions des interventions
diffusées par les médias sont généralement allégées de tout ce qui paraît trop lyrique,
redondant ou incompréhensible à un public occidental. Or c’est justement ce hiatus
qui est significatif. Il est important de bien apprécier cette façon d’interrompre le cours
de son explication pour réciter un poème, de raconter un rêve prémonitoire ou de se
référer à une fable[15], la multiplication des rappels historiques et théologiques, le
souci constant de se justifier en droit islamique, l’habitude de faire un commentaire sur
le sens d’un mot en arabe classique....
Le propos de ben Laden est imprégné de rhétorique arabo-musulmane
archaïque, et sa façon d’employer l’image n’est pas moins significative. Il a beaucoup
été écrit sur son goût sans doute un peu narcissique pour la mise en scène.
Visiblement, il gère ses rares apparitions avec soin. Héroïsé, esthétisé, toujours dans
une attitude noble et simple, le ben Laden des icônes, en tenue de guérillero, est aussi
soucieux du décor de ses apparitions. Montagnes et désert comme arrière-plan,
présence d’autres chefs d’al Qaeda assis devant une grotte et évoquant les compagnons
du prophète pendant l’exil, dépouillement extrême des accessoires, où la Kalachnikov
est la seule concession à la modernité tout contribue à rendre évident le message
adressé aux musulmans: son combat est le prolongement de celui grands prédécesseurs
mené dans un temps mythique[16], le Prophète et ses compagnons. C’est l’éternel
affrontement des mêmes contre les mêmes: al Qaeda incarne l’Islam dans sa
continuité. La catastrophe de 1258, lorsque le califat de Bagdad fut renversé par les
Mongols, a des conséquences aujourd’hui.
21
Ben Laden s’inscrit dans la transmission à travers le temps plutôt que dans la
communication à travers l’espace. Il joue plus sur les repères identitaires que sur
l’universalité supposée des images médiatiques. Il tire vers le haut, c’est-à-dire vers un
affrontement métaphysique, l’interprétation de son action que son adversaire voudrait
tirer vers le bas: la barbarie, la haine de la liberté. Il parle d’abord aux siens en
réactivant des codes qui échappent à l’Occidental. Pour ce dernier, le message prendra
la forme plus explosive du défi symbolique ou de l’humiliation emblématique:
l’attentat.
Troisième élément, donc: l’attentat vaut proclamation. Sur un plan religieux, il
implique un double sacrifice. L’auteur de l’attentat transforme son corps en arme et en
message à la fois, prouvant sa foi et gagnant son salut. Il a surtout le sacrifice des
victimes. Leur mort prend, à son tour, un double sens. D’une part, elles ne sont pas
«innocentes» d’un point de vue théologique (elles participent à un titre ou à un autre
de l’Occident honni ou en sont complices)[17]. D’autre part, le choix de chacune
apporte un enseignement aux vrais croyants : les Twin Towers «incarnent» le pouvoir
insolent de l’argent et de l’impérialisme, un navire les agressions armées américaines,
une boîte de nuit à Bali la dépravation occidentale, une église, les croisades.
Une cellule présumée d’al Qaeda installée à Detroit et détruite en novembre
2002 aurait filmé les objectifs auxquels elle comptait s’attaquer: le Grand Hôtel MGM,
un casino à Las Vegas et le symbole ultime de l’Amérique: un parc Disneyland[18].
Mais l’Occident imaginaire que combattent les djihadistes inclut aussi les régimes
«collaborateurs» comme celui d’Arabie Saoudite. Cette logique a été poussée à son
extrême par certains groupes algériens qui ont décrété takfir (anathème, digne d’être
tué) leur propre peuple dans son ensemble, puisqu’il ne se révoltait pas contre le
régime apostat d’Alger. Bref Occident est l’autre nom du monde: c’est une entité dont
la périphérie est partout et le centre nulle part. En tous lieux il s’exhibe, et à chaque
endroit il offre des cibles. Leur choix par les islamistes révèle le caractère illimité,
métaphysique, de leur hostilité envers notre monde, mais autorisent aussi une stratégie
souple: frapper des objectifs accessibles, au centre ou à la périphérie, des cibles
«molles» (soft targets en jargon du Pentagone) ou plus dures au gré de leur vulnérabilité
Par ailleurs, les pertes subies par le camp «des juifs et des croisés» constituent une
compensation quasi numérique pour les musulmans innocents qui souffrent et meurent
tous les jours. En ce sens l’acte terroriste est suffisant et justifié en lui-même : il porte sa
récompense dans l’obéissance aux décrets divins et dans sa conformité à une nécessité
de réparation et d’humiliation.
Comment faire passer ces notions complexes auprès du «public» d’al Qaeda?
Pour résoudre cette question pédagogique, les mouvements djihadistes (et pas
seulement al Qaeda) ont inventé un véritable genre, une variante particulière de la
mort-spectacle: les «cassettes testaments». Les candidats au martyre y expliquent leur
acte. Cette mission pédagogique revenait dans le terrorisme antérieur au communiqué
vengeur de revendication après-coup. La mise en scène du prêche (armes, bandeaux,
Corans, affiches ou slogans dans le décor), de face et en plan fixe donne à ce nouveau
genre de téléréalité un côté presque ritualisé. Plus inventive que ses consoeurs,
l’organisation al Qaeda a produit un chef-d’oeuvre de kitsch macabre avec les cassettes
où les auteurs de l’attentat du 11 Septembre récitent leur texte avant, tandis que le
22
montage fait apparaître les tours brûlant pendant et que le commentaire en tire la
leçon après.
On sait que circulent dans les mosquées et madrasas des images sanglantes
(exécution de D. Pearl ou d’otages des Tchétchènes, soldats algériens égorgés par le
GIA). De telles images, selon nos critères, devraient révéler toute l’horreur du
terrorisme dont nous disons rituellement qu’il «frappe des victimes innocentes ou désarmées».
Or ces décapitations ou autres horreurs représentent, vues à travers la grille adverse, et
malgré l’aversion de principe du Coran envers les images, des représentations
exaltantes, des exemples à imiter, des instruments légitimes pour répandre l’amour de
Dieu. Ce ne sont pas seulement deux camps qui s’affrontent; ce sont deux façons de
voir le monde, ou plutôt deux regards qui excluent l’existence d’un monde partagé.
Nous pensions que les médias véhiculaient un imaginaire commun, que les industries
culturelles planétaires fabriquaient un type d’homme, consommateur d’images pacifié
et repu. Et nous redécouvrons combien les idéologies et les cultures font obstacle à
l’unification de la planète par les médias et les marchandises.
Vecteurs de la terreur et canaux de la foi
Quatrième constat: le mouvement djihadiste ne se contente pas de la stratégie du
parasitage. Certes, il oblige les médias adverses à véhiculer son message, dans la
mesure où ils ne peuvent taire les actes terroristes. Comme ses prédécesseurs, l’islam
activiste fait donc des médias les vecteurs de la terreur et les amplificateurs des frappes
symboliques du faible contre le fort.
Surtout, le faible se dote de ses propres médias concurrents ou exploite des
moyens de communication alternatifs. Là non plus, ce n’est pas une innovation
absolue: tout groupe activiste compte peu ou prou sur des médias propres pour
s’adresser à leurs sympathisants. Ses messages peuvent, suivant le cas, se propager par
un émetteur radio clandestin, par des tracts, par des cassettes sonores distribuées sous
le manteau comme en Iran ou par des ballades irlandaises chantées dans les pubs, ou
par une U.R.L[19]… La mouvance islamiste dont on a souvent dit qu’il mène une
guerre en réseaux comprend aussi le rôle des réseaux de communications et les
pouvoirs de la technologie.
L’emploi d’Internet par al Qaeda a suscité quelques phantasmes: les sites
islamistes étaient accessibles à tous, des messages secrets transitaient par le Web, les
terroristes passaient leurs instructions sur la Toile… De là à déduire que le grand
réseau qui devait symboliser le village global était devenu un champ de bataille
numérique, il n’y avait qu’un pas.
Après examen, il faut peut-être en rabattre. Ainsi il est impossible de vérifier les
bruits selon lesquels al Qaeda utilisait des logiciels de cryptologie sophistiqués ou
maîtrisait l’art de la stéganographie[20]. En l’occurrence ce procédé aurait consisté en
dissimulation d’un message réduit à un pixel presque invisible de telle façon que seuls
les initiés sachent où les discerner sur une image qui paraîtrait innocente à toute
personne non prévenue. Beaucoup de légendes ont couru qui n’ont jamais été
confirmées: ben Laden préparait une cyberattaque contre les réseaux financiers
mondiaux avec une brigade de pirates d’élite – les cavernes de Tora Bora contenaient
23
des salles d’informatique évoquant les bases secrètes high tech que James Bond fait
exploser à la fin de chacun de ses films.
Quant aux sites islamiques, leur existence est indéniable. Ainsi, il n’est pas très
difficile, en quelques clics d’apprendre «comment s’entraîner pour le jihad» en
français, texte précédé d’une mention assez hypocrite où les responsables du site
déclarent inciter à aucune action illégale. Il n’est pas non plus très compliqué de
trouver des propos enflammés sur l’affrontement entre islam et croisés. Pour autant, il
ne faut pas espérer entrer en contact avec al Qaeda avec un bon moteur de recherche,
ni croire que ben Laden recrute par écrans interposés. Tout d’abord parce que la vie
des sites islamiques, plus que tous les autres, est éphémère et aléatoire. Entre
disparitions, attaques de hackers anti-islamiques ou de services plus officiels, transferts
d’adresse pour échapper à la répression, ennuis judiciaires, il est rare qu’ils durent,
sans même parler de l’hypothèse de sites «pots de miel» destinés à ficher les
sympathisants. D’autre part, les réseaux de soutien au terrorisme, s’ils utilisent
Internet, ont l’intelligence de s’entourer de quelques précautions. Il y a un gouffre
entre la vitrine publicitaire accessible à tous et l’usage d’Internet par des gens parlant
la même langue, fréquentant les mêmes mosquées, se connaissant souvent
personnellement, etc. et qui peuvent éventuellement se passer de bouche à oreille une
URL. Mais la communauté plus ou moins organisée préexiste au média.
Qu’il s’agisse d’al Qaeda ou de n’importe quel autre groupe activiste, ou
terroriste, Internet peut servir à des fonctions alternatives. Mais elles étaient
auparavant remplies par d’autres supports. Cela n’implique en rien une que la
révolution numérique ait encore bouleversé le terrorisme ou que le cyberjihadisme soit
un concept qui fasse bouleverse la réflexion stratégique.
Le cathodique et l’islamique
Le vrai changement réside bien davantage dans l’apparition des télévisions
d’information continue en arabe, et, bien sûr, de la plus importante, al Jazira[21], vite
considérée comme la CNN du monde arabe. Lancée en 1996 par le petit émirat du
Qatar, qui souhaitait de se doter d’un instrument d’influence face à son puissant voisin
saoudien, elle s’est vite fait une réputation de «poil à gratter» des régimes du Moyen-
Orient. Ils s’en plaignent souvent et en ferment sporadiquement les bureaux. La
chaîne qatarie irrite par son approche incroyablement pluraliste suivant les critères
locaux (pluraliste suivant les critères locaux, car il est évident que les éditorialistes
proaméricains ou sionistes ne sont pas très nombreux sur cette chaîne, surtout si l’on
compare à Fox News). Mais des millions de spectateurs (sans doute plus de 35 dans le
monde musulmans) ont été étonnés par sa façon de refléter les critiques des régimes
locaux, par sa manière de donner la parole à des points de vue différents, voire par sa
décision d’accueillir des Israéliens ou des Américains sur ses plateaux. Powell,
Rumsfeld et Condolezza Rice y ont trouvé des tribunes pendant la guerre
d’Afghanistan, sans compter l’ambassadeur U.S. Christopher Ross,capable de riposter
sur les antennes à ben Laden en bon arabe et dans les deux heures.
Si al Jazira n’est en aucune façon – et personne ne le prétend – «télé ben Laden»,
elle a été vraiment connue en Occident le jour où elle a diffusé sa première cassette
préenregistrée, le 7 Octobre 2001, à l’heure même où tombaient les bombes
américaines sur l’Afghanistan. Dans l’hystérie médiatique de l’urgence, les autres
24
télévisions furent obligées de suivre et de reprendre les propos de l’émir. L’effet de
surprise de cette riposte – images contre bombes ou K7 contre B52 – semblait
instaurer une nouvelle règle du jeu. Désormais il n’était plus question de jouer à trois:
terrorisme -Occident – médias planétaires (soumis au second même si parfois parasités
par le premier), mais à quatre avec des médias arabes.
Pour al Qaeda, la télévision du Qatar se prête d’abord à une stratégie directe:
diffuser des messages. Ceux-ci seront vite partiellement censurés: sous le douteux
prétexte qu’ils pourraient contenir des instructions secrètes, les Américains obtiennent
vite qu’ils ne soient plus diffusés sans examen préalable, dans leur intégralité et sans
commentaire critique. Par ailleurs, il faut relativiser l’importance des interventions de
ben Laden. Le 20 décembre 2003, la station de télévision Al Arabiya, rivale d’al Jazira
diffuse une cassette présumée de lui[22]. Il fustige comme retour à «l’âge de l’ignorance»
(c’est-à-dire la mentalité d’avant la révélation islamique) la convocation d’assemblées
législatives (allusion à la Loya Jirga en Afghanistan et à la future assemblée en Irak),
alors que seul le Coran doit être la loi. Il précise même que toute «solution démocratique et
pacifique avec les gouvernements apostats» constituerait une offense à Dieu. La veille, sur al
Jazira, Ayman al Zaouahri considéré comme le n°2 d’al Qaeda (et qui pourrait bien en
être le numéro un) annonçait que les combattants de l’Islam après l’Afghanistan
poursuivraient partout les Américains et leurs alliés. Ces apparitions faisaient suite à
l’envoi de cassettes sonores à al Jazira en octobre[23] et aux images muettes, diffusées
en septembre: ben Laden marchant dans les montagnes en tenue de combat, comme
pour prouver qu’il était toujours vivant. Si l’on ajoute ces documents aux cassettes
audios de ben Laden depuis le 11 Septembre 2001 (moins d’une dizaine) et à deux ou
trois séquences filmées[24], il est difficile de croire qu’il s’exprime comme il le veut sur
les chaînes arabes. Il est aussi douteux qu’il dispose de moyens d’enregistrement très
sophistiqués à en juger par la faible qualité des bandes.
Certes, il est désormais impossible d’empêcher un ben Laden de toucher des
millions de gens en envoyant un simple enregistrement à la bonne adresse. Mais
l’essentiel n’est pas là.
L’intérêt stratégique d’al Jazira est surtout indirect: c’est sa capacité à montrer la
réalité du monde arabe, qu’il s’agisse de la violence en Palestine ou de la guerre en
Irak, et d’en proposer une autre vision. Cela produit un double glissement, de point de
vue – du bombardier au bombardé, plongée, contre-plongée par exemple – mais aussi
changement de code puisqu’il reflète une culture différente de la nôtre qui se croyait
universelle parce que prédominante. Al Jazira peut montrer des morts afghans et
irakiens, des dommages collatéraux, des prisonniers américains humiliés, de telle façon
que ces images ne puissent pas être ignorées par les autres médias. Et cela en dépit de
quelques tentatives maladroites d’en interdire la diffusion, par exemple en arguant
qu’il serait contraire à la convention de Genève de montrer le visage de prisonniers.
Le danger de cette source d’images concurrentes est très vite apparu aux Etats-
Unis: si al Jazira n’est pas un arme du terrorisme, elle est devenue une cible de la «war
on terror». Durant l’offensive contre l’Irak, entre correspondants de guerre intégrés
(embedded) et reporters coincés dans un hôtel de Bagdad, al Jazira était quasiment la
seule source d’images alternatives. Avec la fermeture de ses bureaux de Kaboul, le
bombardement de ses locaux à Bagdad, la «bavure» qui a frappé un présentateurvedette
de la station constituent autant d’avertissements américains pour marquer
jusqu’où la chaîne qatarie pouvait aller trop loin.
25
Conclusion
La relation entre al Qaeda et les médias reflète surtout un aspect idéologique et
historique.
Idéologique: par l’ampleur et l’universalité de ses buts (convertir la Terre,
réparer les torts faits aux musulmans depuis 1258, gagner une guerre mondiale contre
l’hyperpuissance des juifs et des croisés…), par sa logique messianique, par sa volonté
de réactiver un passé idéalisé, celui du vrai Islam, al Qaeda opte visiblement pour
l’identité mythique contre l’identité réelle ou organisationnelle, pour employer les
catégories exposées plus haut. Elle vise au-delà de la politique, une fin mystique, qui
exclut toute victoire au sens classique (renverser ou faire céder un État adverse). Son
discours de combat et de prédication, clos et répétitif, exhorte à la lutte et proclame
l’anathème. En cela, il ne se compare pas au discours stratégique des autres groupes
terroristes, qui se module en fonction des phases de la lutte et qui, d’une certaine
façon, provoque à un dialogue avec l’adversaire, ne serait-ce que pour le contraindre.
La parole d’al Qaeda (souvent énoncée sous forme de fatwas, des avis interprétant la
loi) est faite pour être reprise, commentée, véhiculée par des réseaux de croyants. Le
reste est quasiment un bénéfice collatéral.
Bien sûr, ses chefs ne sont pas stupides: ils réalisent parfaitement l’effet
perturbateur du mythe al Qaeda véhiculé par les médias occidentaux, des vraies et
fausses alertes, de la confusion, de l’attente de la prochaine frappe… Peut-être même
sont-ils secrètement enchantés de l’exploitation qu’en font les néo-conservateurs pour
justifier la guerre préemptive ou pour menacer tel pays musulman. Ce faisant
l’adversaire illustre leurs thèses: il y a l’Occident et eux qui sont la conscience de
l’Oumma.
Mais le phénomène a une dimension historique: après le 11 Septembre, al
Qaeda a atteint au statut d’ennemi principal. Ses adversaires eux-mêmes proclament
qu’après ce crime inaugural, plus rien ne sera comme avant: l’unique but de leur
action sera d’éviter la répétition d’un acte d’une ampleur comparable. Dans l’attente
de deux images. Ou bien le «n°2», l’attentat qui surpassera celui du 11 Septembre. Ou
bien l’image de ben Laden mort, capturé, saddamisé.
À ce stade, les djihadiste peuvent se contenter de rappeler leur existence, d’où
leur stratégie d’apparition furtive. Cela suffit pour servir de catalyseur à tous les
ressentiments et à toutes les craintes. L’idée djihadiste se propage par sa propre
dynamique au-delà de l’organisation et de son discours.
Vouloir, comme le font les Américains, gagner «les coeurs et les esprits» par les
médias, c’est peut-être avoir une bataille de retard. Entre obstacles culturels et
scepticisme de masse, les médias révèlent leurs limites. Il y a deux mondes
hermétiques, deux autismes qui s’affrontent.
François-Bernard Huyghe
[1] Cité par David Hoffman dans Beyond Public Diplomacy in Foreign Affairs,
mai/avril 2002 (http://www.foreignaffairs.org)
26
[2] «Les services alliés coopèrent mieux contre le terrorisme» par Jacques Isnard,
Le Monde, 20 décembre 2003.
[3] Cette image est peut-être inspirée par un propos de Rohan Gunaratna,
spécialiste de l’antiterrorisme à l’Institute of Defense and Strategic Studies: il comparait les
bases d’entraînement djihadiste en Afghanistan, en activité avant octobre 2001, à un
Disneyland terroriste, un parc d’attractions où pouvaient se rencontrer des islamistes
du monde entier.
[4] Voir les analyses qu’en faisaient Michel Wieviorka et Dominique Wolton
dans Terrorisme à la une. Media terrorisme et démocratie, Gallimard 1987
[5] Voir à ce sujet U. Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, C. Bourgeois, 2001.
[6] Dans Les démons de Dostoïevski, c’est précisément la garde d’une presse à
imprimer clandestine qui sert de prétexte à l’assassinat d’un des membres du groupe
nihiliste par ses camarades.
[7] Voir «Bombes, protes et pistolets. Les âges médiologiques de l’attentat» par
Catherine Bertho, in Cahiers de Médiologie n° 13 La scène terroriste, Gallimard 2002
[8] Voir F.B. Huyghe «Entre ravage et message», Cahiers de médiologie précité. Ce
numéro est téléchargeable sur www.mediologie.org.
[9] Voir l’analyse de Richard Labévière Les coulisses de la Terreur, Grasset 2003
[10] On peut rapprocher du cas de ben Laden dans une interview de 1997 par le
reporter Arnett pour CNN démentant avoir la moindre relation avec le premier
attentat contre le World Trade Center, celui de 1993. Dans la même interview, Ben
Laden reconnaît qu’à Mogadiscio en 1993 des résistants locaux ont coopéré avec «des
moudjahiddines arabes qui avaient été en Afghanistan» sans s’attribuer explicitement
un rôle dirigeant dans les actions qui aboutirent au départ des troupes U.S. de
Somalie.
[11] Dépêche AFP Dubaï ministre palestinien 7 septembre 2003.
[12] Bande sonore obtenue sur Internet publiée par al Hayat et reproduite par al
Jazira.
[13] Interview d’Oussama ben Laden par Tayseer Allouni, sans doute le 21
octobre 2001 et reprise sur http://www.islamicawakening.com/.
[14] Toujours dans l’interview de Tayseer Allouni
[15] Nous pensons ici à la façon dont ben Laden interprète les relations entre
Américains et Musulmans à le lumière du «Loup et l’agneau», voir interview de Naida
Nakad dans les Cahiers de médiologie précités.
[16] Nous prenons ici «mythe» dans le sens que lui donne Mircea Eliade : une
histoire advenue dans un temps métaphysique autre et dont le présent n’est qu’une
simple répétition.
[17] Est-il licite ou illicite de tuer des civils, des femmes ou des enfants, en visant
principalement ou pas un objectif militaire, sur une terre d’islam occupée ou pas?
Telles sont les questions que se sont posé de nombreux docteurs de la loi islamique; et
leurs réponses ont souvent conforté les terroristes dans leur volonté de s’en prendre à
des gens qui, à leurs yeux ne sont pas frappés au hasard.
[18] Minneapolis Star Tribune, 10 décembre 2003
[19] «Adresse» d’un site Internet
20] La stéganographie qui dissimule les signes composant le message comme le
font les encres sympathiques et non pas leur sens comme la cryptologie.
[21] Al Arabiya, basée à Dubaï et qui émet depuis février 2003 se présente ellemême
comme une alternative à la chaîne qatarie, mais une alternative moins
dérangeante pour certains régimes du Golfe.
27
[22] Au moment où nous écrivons ni l’authenticité, ni la date exacte de cette
cassette n’ont pu être vérifiés. En revanche, celle d’Ayman al Zaouahri dont il est
question un peu plus loin aurait été authentifiée par les services américains, en l’état
des dépêches.
[23] Mais d’après les allusions qu’elle faisait à Mahmoud Abbas, cette cassette
pouvait être datée d’avant le 6 septembre 2003, date de sa démission du ministre
palestinien.
[24] Trois si l’on inclut la cassette dite du «pistolet fumant» diffusée par les
Américains le 13 décembre 2001 où l’émir et un visiteur se félicitent du succès des
kamikazes du 11 Septembre.
28
Plus jamais
par François-Bernard Huyghe LE MONDE 13.04.04
Plus jamais ça ! Après les attentats de Madrid, de bons esprits évoquaient Munich : les
élections espagnoles trahissant une lâche tentation face au terrorisme.
"Plus jamais Munich", tel fut, il y a un an, l'argument des néoconservateurs américains. Il
est repris par leurs admirateurs européens : si les Américains n'avaient pas renversé
Saddam, tyrans et terroristes se seraient enhardis. Certes, il n'y avait guère d'armes de
destruction massive, mais il suffisait de songer au monstre qui gazait son propre peuple (à
l'époque, on l'oublie, où il était l'allié des démocraties). Cela justifiait après coup une guerre
humanitaire que l'on avait dite sécuritaire avant.
Il y eut "Plus jamais Mogadiscio" (Fallouja). Voici "Plus jamais de Vietnam". Avec sa
variante hard, celle des faucons : écrasons la révolte, avant que ne renaissent les fantômes
de l'enlisement. Variante soft : repassons le pouvoir à des Irakiens présentables ou quelque
bureaucratie internationale avant de devoir quitter Bagdad comme nous avons quitté
Saïgon.
Il y aurait des dizaines d'arguments à opposer à ces comparaisons. Par exemple qu'en
1938, à Munich, la faute était de laisser le fort violer le droit et menacer les faibles. En
2003, l'erreur a consisté à violer le droit pour frapper un faible qui ne menaçait plus
personne.
Quant au Vietnam, si absurde qu'ait été cette guerre, les Américains et leurs coalisés y
participaient en principe à l'appel d'un gouvernement élu et pour défendre ses frontières
contre un envahisseur véritable.
En Irak, au nom d'armes inexistantes, la coalition a réussi ceci : outre les partisans de
l'ancien régime, elle a rassemblé sunnites, chiites, plus la mouvance djihadiste
internationaliste (celle qui haïssait le plus Saddam, "socialiste athée"). Tous combattent le
nouveau régime de libération comme ils ne s'étaient pas unis contre l'ancienne oppression.
S'il fallait obligatoirement jouer au jeu des comparaisons, mieux vaudrait évoquer la
situation des Soviétiques en Afghanistan (assiégés dans les villes par toutes les factions d'un
pays aux frontières poreuses). En attendant celle du Liban tribalisé des années 1980.
Mais le processus qui consiste à ramener le présent à un bégaiement de l'histoire est plus
dangereux que vain. A vivre dans le perpétuel exorcisme du passé, les "bushistes" n'ont
retenu qu'une idée : il faut montrer la fermeté dont l'Amérique n'a pas fait preuve assez tôt
face au nazisme, au communisme ou aux prémices de l'islamisme. À ce compte, on peut
toujours regretter un certain laxisme européen face aux Mongols ou aux Ottomans.
La vraie question est : comment l'hyperpuissance devient-elle l'hypercible ? La machine
américaine à se faire des ennemis et la machine à ressentiment arabe et musulmane sont en
phase.
La première fournit à la seconde un territoire pour se battre, des griefs, des objectifs et des
motifs pour recruter.
La seconde offre à la première de quoi nourrir sa paranoïa : il faut en finir avec "ceux qui
29
haïssent la liberté".
Et le tout se nomme guerre perpétuelle.
30
POINT DE VUE
Le terrorisme, le mal et la démocratie
par François-Bernard Huyghe
LE MONDE 17.02.05 14h11
Depuis le XIX esiècle, les terroristes ont utilisé la bombe en guise de bulletin de vote ; ainsi,
pour les populistes russes des années 1880, l'attentat devait mener à la démocratie. Plus
tard, des anarchistes fin de siècle à Action directe, la violence était censée révéler aux
opprimés les illusions de la démocratie bourgeoise : c'était la propagande par le fait.
Dans d'autres cas, la violence fut censée répondre à celle de l'Etat colonial, qui déniait
toute représentation au peuple légitime - c'est ce qu'affirmaient nombre de mouvements de
libération. Mais, jusqu'à ces derniers temps, les kamikazes prêts à mourir plutôt que de
laisser leurs concitoyens voter étaient rares. Les exemples d'élections interdites par des
groupes terroristes clandestins, plus exceptionnels encore. La violence politique de ces
minorités concurrençait le processus politique, elle ne le remplaçait pas.
Sur tous les continents, pendant des décennies, et pour toutes les causes, des activistes ont
posé des bombes, tué des chefs d'Etat et des civils, plongé des provinces dans le chaos,
occupé la première page des journaux. Pour autant, le terrorisme ne "faisait" pas l'histoire,
il l'accélérait ou la ralentissait. Personne ne lui faisait la "guerre". Aucun régime n'a été
renversé par la seule force de la dynamite et du poignard, aucun territoire n'a été
abandonné par ses conquérants ou ses colonisateurs par la seule crainte des bombes. Sauf à
devenir mouvement de masse, armée de libération, guérilla occupant des territoires ou
force politique reconnue - donc sauf à changer de nature -, un groupe terroriste ne pouvait
faire qu'une chose, déclencher des réactions : désordres, affrontements, répression,
coalition.
Ces réactions lui échappaient et souvent allaient à rebours de ses espoirs. Il pouvait y avoir
une phase terroriste dans un combat politique victorieux, mais elle n'était ni finale ni
principale. Et rien ne prouvait qu'elle fût indispensable au regard de ses objectifs.
Quand le Jordanien Al-Zarkaoui condamna récemment à mort tout électeur irakien qui
voterait - à la fois parce qu'il collaborait avec l'envahisseur et parce que vouloir établir la loi
des hommes contredirait celle de Dieu -, une telle menace était-elle crédible ? Un groupe
étranger, responsable de quelques attentats, même spectaculaires, sur des centaines qui ont
eu lieu en Irak, pouvait-il faire plier l'hyperpuissance, ses 150 000 soldats -plus de 1 %
d'électeurs- sans compter ceux de la coalition et les forces de sécurité irakiennes ? Il est trop
facile, après coup, de répondre que non.
Les Irakiens qui ont voté - et à qui cela demandait du courage au moins dans certaines
zones - l'ont-ils fait comme le suggère le président Bush juste après la clôture du scrutin,
parce qu'ils ont "fermement rejeté l'idéologie antidémocratique" et su "s'affranchir de la peur et de
l'intimidation " ? Il y a plus qu'une nuance entre voter contre Zarkaoui et voter malgré
Zarkaoui. Et voter Sistani peut avoir un sens légèrement différent de ce "rejet".
Faut-il en déduire que la "démocratie" a vaincu la "terreur", s'intéresser plus au
31
phénomène du vote qu'à son contenu, confondre le boycott prôné par certains sunnites
avec les menaces des djihadistes salafistes et interpréter toute l'affaire comme un
affrontement entre Bush et Zarkaoui ?
Le président des Etats-Unis, lui, voit stimulée cette confiance en la "force de l'idéal" qui
inspirait son allocution pour sa seconde investiture. Il a envisagé l'élection irakienne
comme un exemple destiné à se diffuser dans tout le Moyen-Orient et illustrant le slogan
"notre route commence à Bagdad" . Il avait déjà précisé sa pensée au cours d'une conférence de
presse, le 26 janvier : le seul fait que ces élections aient lieu constituait déjà une victoire.
Celle-ci contribuerait à un "objectif à long terme" :"mettre fin à la tyrannie dans le monde" .
Propager la liberté ici et maintenant serait le seul moyen de combattre durablement la
haine et le ressentiment, "terrain de recrutement pour ceux qui ont une vision du monde qui est
exactement opposée à la nôtre" , et donc de gagner la "guerre globale à la terreur" .
Cette logique est celle des trois "T" découverte après le 11-Septembre : terrorisme,
tyrannies (régimes de terreur) et technologies de terreur (armes de destruction massive)
comme faces d'un Mal d'essence morale, la haine de la liberté et un système de valeurs
pervers. Le "Nineleven" dans son unicité même le révélait. Les attentats étaient à la fois un
crime incommensurable (du fait du caractère évidemment symbolique du 11-Septembre
qui fait que certains néoconservateurs ne l'estiment comparable qu'à l'Holocauste), et acte
inaugural : avec lui commençait le vrai XXIe siècle, avec lui, le réveil de l'Amérique
authentique. De là aussi sa mission : en combattant hier Al-Qaida en Afghanistan, en
renversant aujourd'hui la tyrannie en Irak, voire en frappant demain l'Iran "proliférateur" ,
mais aussi en luttant "pour le coeur et l'esprit des hommes" , elle ne réaliserait qu'un seul et même
dessein.
George W. Bush n'est certes pas le premier chef d'Etat à affirmer que sa cause se confond
avec celle de Dieu ou de la liberté et que celle de l'adversaire incarne le Mal. Il n'est pas
non plus le premier à occuper un pays pour libérer ses habitants (les Soviétiques n'étaientils
pas intervenus en Afghanistan pour abolir le "féodalisme" ?) En revanche, il est le premier
à mener son principal combat contre un danger qui ne réside pas dans la puissance de
l'empire adverse, mais dans la perversité morale d'un groupe invisible.
L'empire du Mal que visait Reagan avait une capitale, une adresse où lui envoyer des
missiles et un gouvernement à renverser par le peuple. Or, pour l'actuel président des
Etats-Unis, il ne s'agit plus de faire reculer l'ennemi, en démontrant parallèlement à
l'opinion que la cause adverse est injuste et condamnée par l'Histoire. Désormais, il met la
guerre au service de la persuasion et de la démonstration. Son but est d'abolir jusqu'au
principe même d'hostilité dans l'esprit de ceux "qui haïssent la liberté" tout en rassurant ceux
qui y aspirent. Quand le recours aux armes n'a plus pour fonction de faire céder la volonté
d'un adversaire, mais de servir d'exemple, de combattre des passions et de dissuader toute
velléité de s'en prendre aux Etats-Unis, donc à la démocratie.
Stratégie du modèle et de la menace côté américain, stratégie de la punition et de la
provocation de l'autre. Par comparaison, l'avantage des guerres classiques était que même
leurs acteurs finissaient par comprendre s'ils les gagnaient ou s'ils les perdaient.
François-Bernard Huyghe enseigne à l'Ecole de guerre économique et sur le campus
virtuel de l'Université de Limoges.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 18.02.05
32
Kamikazes : la propagation
Revue Medium n°5 automne 2005
La prolifération des attentats suicide témoigne du principe de la guerre du faible au fort
poussé à l’extrême : rentabiliser au maximum son sacrifice en termes stratégiques,
politiques et symboliques. Cette pratique n’est ni nouvelle ni spécifique des mouvements
islamique, mais son succès – dont témoigne le nombre constant de volontaires djihadistes -
suppose la diffusion spectaculaire du « modèle » y compris par l’image, et sa justification
théologique.
Attentats suicides et terrorisme durable
Chaque jour, l’U.S. Army dépense plus d’un milliard (son budget annuel s’élève à près de
400 milliards de dollars). Chaque jour, en Irak, un djihadiste au moins se fait sauter. À
long terme qui gagne : le kamikaze ou le milliard ?
Popularisées par le Hezbollah libanais en 1983, personnifiées par les avions du 11
Septembre, démocratisées par la résistance irakienne, les opérations suicides apparaissent
aux occidentaux, comme un défi incompréhensible.
Défi moral, d’abord : il ne s’agit pas là d’accepter sa propre mort au combat (cela,
d’innombrables soldats l’ont fait pendant des siècles) mais d’en maximiser le taux de
profit. Ce taux se mesure en victimes, voire en « civils innocents ». C’est une horreur pour
nous mais honneur pour les terroristes, fiers d’être ainsi instrumentalisés. Au « zéro
mort », idéal théorique de nos armées, ils opposent le principe « un mort multiplié par X »
et pratiquent l’investissement mortifère.
Ainsi, Ayman al-Zawahiri considère que « La méthode des opérations-martyrs est celle
qui inflige le plus de dommage à l’adversaire et qui coûte le moins aux moudjahiddines en
termes de pertes. »1 Ce qui nous apparaît comme la dépense suprême (donner sa vie) ne
serait donc qu’une forme d’économie : un volontaire de la mort coûterait moins qu’un
déclencheur télécommandé et serait d’usage plus commode. Ce qui suppose une singulière
humilité de sa part.
Comme le note ben Laden, qui fut homme d’affaires : « Al Quaida a dépensé 500.00
dollars pour l’opération du 11 Septembre, alors que l’Amérique a perdu dans l’événement
et ses répercussions au bas mot 500 milliards de dollars, c’est-à-dire que chaque dollar d’al
Quaida a vaincu 1 million de dollars, grâce au Tout Puissant »2.
1 Mia Bloom Dying to kill the Allure of Suicide Terror, New York, Columbia University
Press, 2005, P 3et 4
2 Message au peuple américain du 30 Octobre 2004, cité in Al –Quaida dans le texte dirigé
par Gilles Kepel, PUF 2005, p.107
33
Du coup, le défi devient aussi stratégique. L’homme qui se considère comme une simple
bombe ne se contente pas de prouver qu’à rebours de nos valeurs, il « préfère la mort à la
vie ». Il renverse la logique traditionnelle de la victoire : utiliser une force supérieure pour
infliger des pertes à l’adversaire jusqu’à provoquer sa faiblesse et faire céder sa volonté.
Le kamikaze offre sa faible vie pour prouver la vanité de la force adverse. Il pousse à
l’extrême la règle de la guerre asymétrique : non pas employer des moyens différents de
ceux de l’autre, mais suivre des règles inverses3.
Le défi est également politique, : ce qui, à nos yeux, pourrait le plus desservir une cause
apparaît à ses partisans comme ce qui l’exalte le mieux. Le « message » produit par la
déflagration de chaque véhicule piégé ou de chaque ceinture d’explosif est interprété, lui
aussi, de façon inverse de la notre. Sidique Khan un des auteurs des attentats du 7 Juillet
2005 à Londres déclarait dans sa cassette testament enregistrée peu avant qu’il ne se fasse
sauter : « Nos mots sont morts tant que nous ne leur donnons pas vie avec notre sang ». Sa
propre transformation en lumière et chaleur n’aurait donc été qu’une façon de souligner un
message auquel nous restons sourds.
Le défi s’adresse aussi à nos tentatives d’explication dont beaucoup se révèlent
simplificatrices.
-Les kamikazes seraient des désespérés ; ils n’ont « rien à perdre ». Pas de chance :
nombre d’études, notamment celle de Scott Atran4, démontrent qu’il n’y a aucun
profil-type du kamikaze, ni sociologique, ni psychologique : des riches, des pauvres,
des femmes, des enfants, des gens apparemment heureux et d’autres visiblement
paumés peuvent en venir là. Ce qui montre a contrario la niaiserie du projet de
supprimer le terrorisme « sous-produit de la misère » par le développement
économique.
- Les kamikazes seraient des fanatiques. Oui si l’on admet que le fanatique (à suivre
son étymologie, de fanum le temple) celui qui verse le sang pour son temple, entendez
pour son idéologie. Admettons que le fanatique soit un fou de l’Idée, prêt à détruire le
monde pour le rendre parfait ou à mourir pour obéir perinde ac cadaver- aux
commandements de son Dieu ou de son Idéal.
Mais il faut aussitôt préciser que la Cause qui produit de si terribles effets a de
multiples visages. L’attentat suicide n’est ni une nouveauté, ni un monopole islamiste.
Le PKK kurde, plutôt marxiste et séparatiste y recourt comme, au Sri Lanka, les
Tigres Tamouls du LTTE, hindouistes et indépendantistes.
Avant que le Hezbollah (chiite) du Liban n’en donne l’exemple aux salafistes de la
mouvance al Quaïda, tout comme aux séparatistes tchétchènes, et à diverses factions
palestiniennes ou autres, l’idée avait été emprunté l’idée à l’Armée Rouge japonaise.
Ce groupe gauchiste et internationaliste avait commis un attentat-suicide à l’aéroport
de Lod en 1972. Mais qui a commencé ? Seraient-ce les Haluzenbmädeln, du ghetto
de Varsovie, juives et antifascistes : elles s’approchaient des barrages allemands pour
faire sauteur leurs ceintures d’explosifs ?5. À ce compte, pourquoi pas Samson se
sacrifiant pour écraser les Philistins sous les restes de leur temple ?
3 Barthélémy Courmont et Darko Ribnikar, Les guerres asymétriques Iris Puf 2002
4 Scott Atran, Genesis of Suicide Terrorism,, Science, volume 299, numéro 5612, 7 mars 2003, pp.
1534-1539.
5 Voir le chapitre Les opérations suicides dans Histoire du terrorisme, sous la direction de Gérard
Challiand et Arnaud Blin, Bayard, 2004
34
- Les kamikazes seraient des nihilistes. En ce cas, il vaudrait nous expliquer
comment le même mot peut s’appliquer indifféremment aux révoltés athées de la
Russie tsariste, au « Dieu est mort » de Nietzsche, ou à des croyants qui disent
accomplir leur devoir de jihad et obéir à Dieu.
Sacrifice et tradition
..
Pour comprendre ce qu’il peut y avoir de nouveau dans ce phénomène, aujourd’hui
répandu dans plus de vingt-cinq pays, il faut voir en quoi il se rattache à un long passé, en
l’occurrence de trois traditions.
- Tradition militaire d’abord. Il est relativement facile de persuader de jeunes hommes
de mourir jusqu’au dernier pour la gloire posthume, pour retarder l’ennemi, le braver
ou en tuer le plus grand nombre.
Dans certains cas, l’idée d’un échange de morts est plus explicite encore. Ainsi, les
généraux romains pratiquaient le rite de la devotio avant une bataille qui semblait
désespérée : non seulement, ils acceptaient de périr, au combat mais ils se vouaient
aux puissances infernales, pourvu qu’elles garantissent la victoire aux légions. La
référence qui revient le plus souvent est celle des pilotes japonais qui précipitaient
leurs avions contre des navires américains pendant la guerre du Pacifique. On sait
que kamikaze signifie « vent divin » ou « souffle des Dieux », par allusion à la
tempête providentielle qui empêcha la flotte mongole d’envahir le Japon en 1281,
mais on ignore que l’autre nom des unités kamikazes était « unités spéciales
d’attaque par le choc corporel ».
Car dans ce cas, comme dans celui des hommes-torpilles ou des unités
« Selbstropfer » que préparaient les Nazis au moment de leur défaite, il s’agit bien
d’utiliser les corps comme vecteurs et pour améliorer l’effet de choc. Le « suicide »
répond en l’occurrence à un besoin rationnel : mieux diriger les forces, gagner de la
distance, économiser des moyens mécaniques ou de coûteux projectiles qui se
disperseraient loin de la cible. Le sacrifié est l’arme des derniers mètres. Le
principe d’économie impose de lui faire porter l’explosif au plus près de l’objectif,
que ce soit à pied, en voiture ou en avion..
Même raisonnement chez les vietminhs qui employaient bicyclette et poussepousse
pour faire exploser de la dynamite au plus près des soldats français, quitte à
sauter avec eux. Dans une variante, l’homme est utilisé pour faire dépenser des
explosifs à l’adversaire. Ainsi, pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak, les très
jeunes basidje chiites iraniens se précipitaient sur les champs de mine pour ouvrir
la voie aux « vrais » soldats.
Toutes ces innovations militaires sont liées à l’évidence à l’emploi des explosifs
modernes.
L’anglais utilise suicide-bombing pour désigner l’action de celui qui provoque une
explosion en sachant qu’il périra à cette occasion. Il est vrai que la langue anglaise,
avec son bombing ne distingue pas la bombe lancée par un avion et celle qui est
portée par un homme. Or cette différence linguistico-militaire fait toute la
différence juridique entre un soldat et un terroriste. Comme l’avait déclaré un chef
du Hamas « Le jour où nous posséderons des bombardiers et des missiles nous
35
songerons à changer nos méthodes de légitime défense. Mais, pour le moment,
nous ne pouvons répandre le feu qu’à mains nues et nous sacrifier. »6
Aujourd’hui, celui qui ne dispose ni de missiles intelligents à visée high tech, ni de
bombardiers « furtifs »transporte donc l’explosif au plus près de l’objectif. C’est
low tech et efficace. Il compense la portée et la précision technique par la proximité
et la décision humaine.
- Une seconde tradition glorifie le suicide comme prix à payer pour tuer un ennemi
remarquable: c’est celle des régicides, tyrannicides et autres pratiquants de
l’assassinat politique. Mourir en commettant l’attentat (ou après l’attentat) a
longtemps été la règle plutôt que l’exception. Les sicaires juifs tiraient leur nom de
leur épée courte, faite pour une attaque surprise « en civil » contre l’occupant
romain ou le Pharisien collaborateur. Les hashishins du XIIIe siècle luttaient contre
les Turcs ou les croisés et périssaient en accomplissant leur mission. Ces sectaires
ne raisonnaient pas très différemment de Jacques Clément ou Ravaillac : celui qui
va tuer un roi ou un chef ennemi à l’arme blanche, entouré de ses gardes, sait qu’il
finira sur l’échafaud ou abattu sur place. Il décide de sacrifier sa propre vie pour
« gagner » la vie d’un ennemi de Dieu ou du Peuple. Logique de l’orgueil
individuel ou logique de secte, dans les deux cas, c’est une affaire de prix à payer,
donc encore d’économie.
- Enfin, suivant une troisième tradition, propre au terrorisme, il est bon et utile de
mourir en tuant car cela prouve quelque chose. « Un révolutionnaire est un homme
perdu » claironne Netchaiëv, dont s’inspirera Dostoïevski, dans les Possédés. En
d’autres termes, celui qui lutte pour la révolution accepte de renoncer à tout ce qui
n’est pas la révolution, à commencer par la vie. Un terroriste lucide sait que sa
« durée moyenne » de vie, la période où il peut agir avant d’être pris ou abattu, est
relativement courte. Il s’en console en se disant qu’une existence qui n’est pas
consacrée à la révolte et à la lutte contre les oppresseurs équivaudrait déjà à la
mort. Le message est : « Perdus pour perdus, nous ne faisons que nous défendre. Il
ne faut pas se laisser massacrer sans rien faire, sans témoigner. ».
Cette thématique se retrouve par exemple dans les milieux proches des Black
Panthers des années 60. Pour Huey Newton «…il n’y a plus qu’un seul choix : ou
bien accepter le suicide réactionnaire ou bien accepter le suicide révolutionnaire. Je
choisis le suicide révolutionnaire… Le suicide révolutionnaire est provoqué par le
désir de changer le système ou bien de mourir en essayant de le changer. »7
Surtout, la mort du révolutionnaire devient exemplaire, pour ne pas dire
publicitaire : elle exalte des camarades à suivre la même voie, elle radicalise les
rapports entre exploiteurs et exploités. Théorie qui n’est d’ailleurs peut-être pas si
fausse : Vladimir Oulianov serait-il devenu Lénine si son frère n’avait été pendu
pour terrorisme ? Dans la dernière scène des Justes de Camus, l’héroïne, raconte
l’exécution d’un camarade et résume bien cette joie contagieuse de l’échafaud
commune à tant de terroristes : « il avait l’air heureux. Car ce serait trop injuste
qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifice, il
n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. » La mort du terroriste fait
6 Cité par Mia Bloom, Dying to Kill: The Allure of Suicide Terror, (New York,Columbia
University Press, 2005, p. 3-4
7 Cité dans Michaud, Violence et Politique, NRF, 1978, p 186
36
partie de la scène terroriste. Pascal a raison de dire que le fait qu’une cause trouve
des partisans prêts à se faire trancher la gorge pour elle ne prouve rien en sa faveur,
mais cela ne nuit pas à sa séduction mimétique bien au contraire.
Pour le kamikaze, mourir dans l’action, c’est en démultiplier la valeur
pédagogique. Question de propagation donc de médiologie.
Martyre, spectacle et imitation
Outre qu’il synthétise les trois traditions que nous avons résumées - la mort à rentabiliser,
la mort à échanger, la mort à imiter - que reste-t-il donc de spécifique dans le phénomène
kamikaze islamiste ?
Sans doute la nature de sa force contagieuse. Non seulement, le jihad trouve toujours des
volontaires, mais leur taux de renouvellement ne faiblit pas. Tout se passe comme si la
piétaille de l’islamisme appliquait le précepte du Hagakuré, le code d’honneur des
samouraïs8, « Entre deux solutions, mieux vaut choisir celle qui implique sa propre mort ».
Et les moyens de diffusion médiatiques n’y sont pas pour rien.
Quand, dans les années 80, le Hezbollah lance la « mode » de l’attentat-suicide, elle est
suivie par d’autres groupes, dont les Martyrs d’al Aqsa, proches de l’OLP pourtant guère
suspects de céder au « culte de la mort » chiite.
Quand les tigres tamouls, hommes et femmes confondus, se préparent à donner leur vie, ils
montrent en riant aux journalistes, les capsules de cyanure qu’ils portent sur eux.
Quand les dix-neuf du 11 Septembre font écraser des avions au coeur du sanctuaire
américain, ils suscitent des émules à la périphérie de notre monde.
Quand les Palestiniens se font sauter dans les bus, les enfants de la bande de Gaza
collectionnent leurs portraits en vignettes et jouent à une sorte de Pokemon pour
islamikazes.
Quand les djihadistes irakiens se préparent au « martyre », ils dictent des cassettestestaments.
Elles sont montées comme de mauvaises bandes-annonces (Kalachnikov
cartouchières croisées, et décor fait de banderoles aux inscriptions grandiloquentes). Puis,
ils se font filmer embrassant les camarades, et partent pour la mort. Le tout sera enregistré
sur DVD. Des anthologies numériques des meilleurs martyres sont en vente sur le marché
de Bagdad ou distribués comme produit d’appel à la presse étrangère9.
La forme actuelle de l’attentat suicide repose donc sur la conjonction des armes modernes
et des médias modernes.
De plus, le suicide-exemple et le suicide-spectacle renvoient, au moins dans le monde
islamique, au problème du suicide licite. Ou plus exactement le déni de son caractère
suicidaire (le suicide est prohibé par l’islam, comme le meurtre de victimes innocentes). Il
8 Voir Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984
9 Voir notre chapitre La « communication d’al Qaeda » dans le livre collectif du Centre
Français de Recherche sur le Renseignement, CF2R : Al_Qaeda Les nouveaux réseaux de
la terreur, Ellipses, 2004. Ces sujets sont également traités sur http://www.terrorisme.net
et sur http://ww.huyghe.fr
37
a donc fallu des constructions théologique perverses (et d’ailleurs dénoncées par des vrais
oulémas) pour persuader les volontaires:
- Que les victimes sont tout sauf innocentes (elles sont « objectivement » complices
du sionisme ou de l’impérialisme)
- Que leur propre sacrifice plaît à Dieu et porte sa récompense en lui-même
- Que le terrorisme ne fait qu’appliquer la loi du talion en compensation des morts de
musulmans
- Que l’action de la bombe humaine est donc licite en tout point
- Que l’auteur d’un attentat qui périt ainsi meurt en situation de Shahuda, de martyre.
Le martyr loin d’avoir commis un péché, sera récompensé de ce témoignage de
foi : il ira directement au Paradis d’Allah 10
- Enfin et surtout que les kamikazes sont en situation de jihad défensif et ne font,
même au coeur du pays adverse que défendre leur terre et donc que répondre à la
plus ardente des obligations.
Abdallah Azzam, le maître spirituel de ben Laden,et théologien appliqué remarquait : «
Je n’ai pas trouvé (au cours de mes lectures limitée) un livre de jurisprudence, de
commentaire ou de hadith, qui dise le contraire, aucun des pieux Anciens n’a affirmé
qu’il s’agît d’un devoir collectif ou qu’il faille demander l’autorisation des parents ; et
le péché ne sera pas effacé tant qu’un territoire musulman (ou qui le fut) demeure entre
les mains des infidèles, seul celui qui combat verra son péché remis. Un musulman qui
n’accomplirait pas le jihaed, c’est comme s’il rompait le jeûne de Ramadan sans en
obtenir l’autorisation ou comme si un riche ne versait pas l’aumône légale ; ne pas
accomplir le jihad est même encore plus grave. »11.
Le terroriste est un homme pressé à double titre: il compte sur la violence pour
accélérer l’histoire ou faire advenir le règne de Dieu, mais il compte aussi sur son
sacrifie pour assurer son salut au plus vite et sans avoir à attendre le jugement dernier.
La mort exaltée du kamikaze est efficace. Elle s’adapte parfaitement à un adversaire
qui serait invincible par des moyens classiques et est doté de puissants systèmes de
détection des attaques. Elle passe en dessous du seuil technologique de repérage par
l’adversaire mais produit visibilité médiatique et impact symbolique. Elle est surtout
efficace à mesure de sa signification sacrificielle et de sa puissance d’humiliation.
Celui qui nous jette sa mort à la face compense ainsi dans son imaginaire des années de
honte pour les Arabes.
Mais jusqu’à quel point cette efficacité ? Les bricoleurs du massacre peuvent-ils
l’emporter sur les grosses machines ? Certes, ils continuent à recruter et le rythme des
opérations-suicides ne faiblit guère depuis vingt ans. Mais pour vaincre, il ne suffit pas
d’infliger des pertes à l’ennemi. Il faut aussi transformer la force d’attrition ou de
perturbation en force d’occupation et de commandement. Donc devenir cible à son
tour ?
Telle est la limite de la mort volontaire : son rendement médiologique est énorme, mais
pour le transformer en valeur politique, il lui faut contredire son principe même.
F.B. Huyghe Site :http://www.huyghe.fr
10 Bruno Etienne Les combattants suicidaires suivi de Les Amants de l’Apocalypse, L’Aube, 2005
11 In al QuaIda dans le texte p.167
38
L’avenir du terrorisme
(publié dans Agir, revue de la société de Stratégie)
La guerre globale à la terreur U.S. combine la traque des terroristes, le renversement des
régimes de terreur et la chasse aux armes de terreur (djihadistes+tyrans+ADM). Or :
• À chaque « succès catastrophique », Afghanistan, Irak, des cellules terroristes
métastasent. Les files de candidats au martyre s'allongent et l'antiaméricanisme
monte.
• Les cibles du djihadisme sont disséminées sur la planète, tandis qu’il se concentre
sur des pôles d'attraction comme l’Irak.
• Ni sur la Toile, ni sur les ondes, ni dans la rue, les USA ne contrôlent la diffusion
du message adverse et moins encore la réception du leur.
D’où contradiction. Comment croire que la plus grande puissance ne vienne pas à bout de
quelques milliers de barbus ? Mais comment penser qu’une force que se nourrit d’un tel
ressentiment et qui suscite tant de haine et de sacrifices perde un jour sa capacité de nuire ?
Difficile de croire qu’elle atteigne ses objectifs qui incluent sans doute l’extension du
salafisme à la planète et un émirat à Washington D.C. Mais on conçoit aussi mal que
réussisse une guerre pour éliminer une méthode de lutte (le terrorisme) et des motifs de
lutter (« ceux qui haïssent la liberté). Qui dit victoire impossible, dit guerre perpétuelle.
Tout cela plaide pour la méthode « européenne »: s’en prendre aux terroristes non
au terrorisme12, ne pas lui conférer un statut d’ennemi principal, doser répression
policière classique, politique d’intégration, multilatéralisme et dialogue.
Encore faut-il évaluer ses chances face au nouveau du terrorisme.
Révolutionnaire, indépendantiste ou instrumental, le terrorisme a longtemps cherché
à renverser l’État, à le chasser ou à le contraindre
Dans les années 90 il déborde le champ traditionnel du politique,
- Soit au nom d’une cause –écologie, sexualité, défense des animaux, revendication
para-syndicale, hostilité aux immigrés…- auparavant en dessous du seuil terroriste
- Soit par sa dimension apocalyptique ou religieuse, exacerbée par le djihadisme.
Bref à motif sociologique ou cosmologique le « saut » terroriste semble facilité. Ajoutons
la nocivité virtuelle de sectes de type Aum ou de « miliciens » comme les terroristes
d’Oklahoma City, plus l’ampleur du terrorisme dans des pays du Sud négligée par nos
médias. Bref, la question ne se réduit pas à un duel USA versus al Quaïda.
12 Terrorisme est à prendre ici dans son sens le plus simple : méthode de lutte des
acteurs non-étatiques et clandestins commettant des attentats à buts politiques.
Il est entendu qu’un attentat attente aussi au prestige, au moral, à l’autorité, à l’autonomie
de décision d’un adversaire, et constitue souvent une réparation symbolique (une
vengeance contre les puissants et les coupables) aux yeux du « public » supposé auquel
s’adresse son message.
39
Elle est idéologique, polémologique et technologique.
- L’idéologie détermine les objectifs des terroristes et les motive. Or nous ne savons
guère traiter une mentalité qui pousse environ une personne par jour à devenir
kamikaze et nous représentons mal ce qu’espèrent les djihadistes
- D’un point de vue polémologique, il est malaisé de prédire les occurrences ou l’impact
d’une violence qui privilégie le dommage symbolique. Le dommage affaiblit le « fort »,
par exemple en tuant un de ses représentants ou en l’obligeant à capituler pour récupérer
un otage. Il est symbolique car il suppose des effets de croyance : démoralisation,
encouragement à la révolte, « châtiment » des tyrans ou des impies…Sa mesure dépend de
la « réceptivité » de la société cible.
- La dimension technologique est cruciale : le terrorisme ne se contente plus d’armes
du pauvre, mais menace de recourir aux armes nucléaires, biologiques ou chimiques et
exploite les vulnérabilités high-tech.
Dans dix, vingt, ans, y aura-t-il toujours des volontaires pour le djihad ? Des croyances qui
enjoignent de sacrifier la vie d’autrui voire la sienne ? Sauf à rêver d’un monde parfait, la
réponse est oui.
Le terrorisme sera-t-il praticable ? Nos systèmes de surveillance seront-ils si efficaces que
les terroristes seront arrêtés et les cibles principales hors de leur portée ? On peut en
douter, à supposer que nous soyons prêts à en payer le prix en termes de libertés.
Le terrorisme sera-t-il « rentable » ? Quels substituts le remplaceraient comme moyen de
lutte et comme mode d’expression des sans-armée et les sans-espoir ?
.
Pour répondre revenons à deux évidences:
- Le terrorisme poursuit des fins dont la logique s’impose à leurs auteurs.
- Il joue de facilités qu’offre son adversaire et auxquelles répondent des fragilités
terroristes.
40
FINALITÉS
« Que veulent les terroristes ? » implique: « Quel est leur critère de la victoire ? ».
Le terroriste proclame que ce qu’il n’agit que par nécessité, en réponse à une contrainte,
voire par légitime défense. Il ne veut pas que « répandre la terreur » ou « créer un climat
d’insécurité », mais aussi, suivant le cas.:
- Radicaliser la situation et préparer le terrain à d’autres formes d’action
- Obliger à prendre parti, quitte à frapper des « collaborateurs » ou des neutres
- Provoquer l’adversaire à la faute ou à la répression
- Prouver la vulnérabilité de ce « tigre de papier »
- Faire connaître sa cause
- Obtenir des concessions tactiques
Parfois, l’attentat portant sa propre récompense pour un motif précis.:
- Obéissance, solidarité de groupe
- Besoin de « témoigner » de sa révolte,
- Désir d’humilier du puissant
- Volonté « apocalyptique » de faire le plus de morts possible (cf. Aum)
- Code de vengeance et d’honneur
- Conviction d’obéir à un commandement divin et d’appliquer une sentence
Le message explicite du terrorisme (revendications, communiqués…), et le message
implicite qu’apporte le choix de la victime (censée représenter autre chose et plus qu’ellemême)
révèlent les finalités du terrorisme et sur son identités, à la fois réelle et
symbolique.
La première - toutes les particularités, croyances, comportement, organisation -d’une
communauté parente de la secte – renvoie à la seconde : celle du sujet historique
(oumma, ; Nation, opprimés, vrais croyants).au nom de qui parle le terroriste
Tout cet arrière-plan imaginaire détermine la pratique terroriste.
41
FACILITÉS ET FRAGILITÉS
LES VULNÉRABILITÉS TERRORISTES
Les limites de l’action terroriste sont
- La concurrence d’autres formes d’action. L’organisation peut se convertir au
légalisme ou au contraire décide de « monter » au stade de la guérilla, ou de
l’insurrection. Parmi ces formes d’évolution endogène, la fameuse « dérive mafieuse »
- Les succès de la répression.
- L’usure faute de logistique, de soutiens , de relais, …,d’où diminution de son activité
mise en sommeil.
L’action contre-terroriste joue dans les trois domaines.
- Pour accélérer la transformation du terrorisme par négociation, trêve, amnistie.
Cette stratégie de l’échange appelle pour complément une stratégie de l’influence
soit que l’État se réforme, se soit qu’il se trouve des alliés pour condamner l’action
des terroristes au nom des valeurs, telle les autorités religieuses condamnant les
attentats.
Bien entendu, il y a la traque de type policier, d’autant plus efficace qu’elle est
pensée en amont.
Les groupes terroristes sont d’abord affinitaires : leurs membres sont unis par des
liens d’idées, de confiance mutuelle, voire de communauté de vie. De tels liens ne
se forment pas n’importe où et souvent, la « cristallisation » des terroristes se fait
dans un tout petit milieu : cousinage, même village, mêmes groupes de quartier,
même département de la même université... Ces facteurs en facilitent le repérage.
- Les stratégies de suffocation, enfin, consistent à favoriser l’usure du terrorisme
par :
- Attaque contre ses bases arrière par action militaire directe ou pression sur les
gouvernements hôtes
- Assèchement des réseaux de financement et d’armement
- Offensive (de type assassinat ciblé) contre ses façades légales ou ses inspirateurs
- Décomposition de son écosystème (réseaux de sympathisants, zones de
recrutement, lieux ou associations apportant un soutien indirect, médias favorables,
voire liens tribaux ou communautaires…)
- Actions contre ses systèmes d’information ou intoxication
42
Conclusion
Le terrorisme né avec la modernité prospère alors qu’elle semble irrésistible sous
forme de mondialisation, et peut-être parce qu’elle l’est. La disproportion est
immense : l’Occident semble en mesure d’interdire les guerres «classiques » aux
États Nations et de s’assurer le monopole de la force : ce contrôle d’en haut stimule
la violence d’en bas, y compris sous des formes délirantes.
La domination symbolique suscite une rage qui trouve écho dans la violence
spectaculaire et le langage du défi
L’idée d’une victoire sur le terrorisme par écrasement ou conversion des acteurs à
« nos valeurs » est utopique. Une Amérique plus multilatérale, une mondialisation
mieux maîtrisée, un développement plus durable, une fracture nord-sud plus réduite
sont certainement des perspectives souhaitables, mais qui ne suffiraient pas à
convaincre les djihadistes et millénaristes de revenir au bulletin de vote. Qui
envisage la violence en termes d’expiation ne peut être apaisé ou converti.
Concevoir de lutter contre l’injustice, le fanatisme, et autres maux, dans l’espoir de
voir diminuer le nombre des poseurs de bombes n’est pas absurde pour autant.
Mais nous devons apprendre à vivre avec l’idée que le terrorisme à défaut d’être
éliminable doit devenir supportable. Et comprendre que la limite des atteintes
« insupportables » que pourrait nous infliger le terrorisme nous révèle notre propre
question.
43
BIBLIOGRAPHIE
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- Bauer A. et Raufer X. La guerre ne fait que commencer J.C. Lattès 2002
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- Ruben de Luca Il terrore in casa nostra, Franco Angeli, Milan 2002
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